L’épure merveille de la haute couture

Publié le 18 février 2009 par Jérémy Dumont

Effet bénéfique de la crise, les défilés parisiens printemps-
été gagnent en sobriété et inventivité.
par CÉCILE DAUMAS, FRANÇOISE-MARIE SANTUCCI et OLIVIER WICKER


La crise ? Quelle crise ? Cette vilaine chose qu'il est interdit d'évoquer dans certains magazines de mode ? Allait-elle altérer l'un des luxes contemporains les plus futiles, la haute couture ? Telle était "la" question qui agitait le zoo mode en début de semaine, à l'orée des collections printemps-été 2009. Les podiums repliés, les strass remisés, la conclusion pourrait être : les temps sont durs, mais ce secteur d'exception s'en sortira probablement mieux que prévu, surtout s'il reste hors norme, dans sa bulle.

Quel paradoxe ! D'ordinaire structurellement déficitaire, n'existant que pour l'image ou presque, survivant grâce aux collections de prêt-à-porter ou d'accessoires, "la couture", cet artisanat haut de gamme qui produit à la commande des robes grand genre pour mariages ou tapis rouges, deviendrait une sorte de valeur refuge - celle du travail d'orfèvre, à la main, à mille lieux du luxe anonyme des magasins parsemant les plus grandes avenues du monde. Selon le PDG de Dior couture, Sidney Toledano, même si "l'achat compulsif est fini [...], cette haute couture marche : c'est l'exemple même de ce que peut donner Dior pour traverser les crises".

Bruno Pavlosky, PDG de Chanel, expliquait, lui, qu'en cette période, il fallait "encore et encore miser sur la création, force intrinsèque de la marque" et "ne rien lâcher sur la qualité des produits". L'aventure du Mobile Art (ce module artistique itinérant imaginé par Zaha Hadid) abrégée parce qu'elle "n'était plus en adéquation avec l'époque", Chanel se recentre donc sur ses fondamentaux. Dans cette logique, la marque continue de mettre en avant "les métiers qui sont l'essence de la couture" (bottiers, plumassiers, brodeurs, etc.) qu'elle soutient financièrement et stratégiquement depuis quelques années.

"Nouvelle modestie"

Le pitch de la saison donc, c'est Karl Lagerfeld qui l'a donné en deux mots : "nouvelle modestie". Concrètement, un Back to Basics qui n'a rien de basique. Le couturier, épurant quelques-uns des standards de la maison, a livré une collection extrêmement contemporaine. C'est entre des colonnes recouvertes d'immenses fleurs de papier, que les mannequins ont défilé, jeunes biches immaculées dont les têtes étaient recouvertes d'origamis à motifs floraux. L'architecture des vêtements, débarrassée de toute fioriture, devenait centrale, le tout flottant dans une légèreté zen rafraîchissante pour l'œil.

L'apprentissage de la sobriété, c'est aussi le choix de Riccardo Tisci pour la maison Givenchy. Connu pour son goût du rituel et du religieux, il a abandonné les breloques pour épouser un style plus monacal mais toujours aussi hiératique. Comme s'il avait allumé la lumière après avoir longtemps marché dans des zones ténébreuses, Tisci gagne en souplesse et en simplicité. Le couturier n'est pas italien et mystique pour rien, ses saintes ont des regards de fantômes et sa collection dégage son parfum préféré : celui de l'érotisme.

Invité à défiler aux côtés des grands noms de la haute couture, le créateur Gustavo Lins n'a pas découvert la "nouvelle modestie" cette année. Architecte de formation, ce Brésilien construit, par goût et par style, des vêtements épurés qui vont à l'essentiel. Robe foulard, top écharpe ou caban d'homme, les lignes sont claires pour une collection rigoureuse qui mêle vestiaire homme et femme.

Anne-Valérie Hash, elle, était contrainte à la modestie. Restriction oblige, elle n'a pu organiser de défilé. "Ma préoccupation est de maintenir les salaires de mon équipe", explique-t-elle. La jeune créatrice, qui fait officiellement partie de la petite caste de la haute couture, s'est contentée de dix looks en noir et blanc qui reprennent les basiques d'une garde-robe féminine : le pantalon-veston façon smoking et la robe qui se décline en version mariée.

Palette également resserrée chez Lefranc Ferrant. Habitué à la couleur, le duo a remisé le vert pétant pour se concentrer sur le noir et ses déclinaisons de gris : chemise toute simple à décolleté profond ou bustier subtilement asymétrique. Une robe du soir ose l'orange vitaminé.

Luxe ascétique

En cette année de serrage de vis mondialisé, le comble de la modestie ne serait-il pas cette sublime veste blanche immaculée en... papier Sopalin ? Jamais la Maison Martin Margiela (MMM) n'aura autant collé à son époque. La marque n'a pas attendu les consignes restrictives de la décroissance pour s'adonner à l'art de la récup et du recyclage. Martin Margiela a conceptualisé, il y a vingt ans, sa vision du luxe : pas de débauche de fourrure et de broderies mais la mise en valeur du travail manuel et artisanal, comptabilisé en nombre d'heures passées à l'atelier. Chaque pièce est entièrement réalisée à la main et la maison pousse même la contradiction jusqu'à utiliser des matériaux de recyclage, robes ou cuirs vintage, et des matières sans qualité - le plastique. Cette année, la collection artisanale n'a pas dérogé à la règle avec deux modèles phare : une veste de smoking faite de feuilles de papier essuie-tout. Et une robe courte composée de 140 peignes, en corne ou en plastique.

"La crise, c'est un nuage gris au-dessus de nos têtes. Ce n'est pas une raison pour se couvrir la tête de cendres comme des suppliciés", confiait Christian Lacroix avant son défilé. Le couturier fait partie de ceux qui, quelle que soit la couleur de l'avenir, préfère conserver le filtre technicolor. A Beaubourg, il a fait claquer un show vitaminé, énergique, optimiste. Transformant le prestige de l'uniforme en fantaisie militaire, empruntant des splashs de couleurs chers au mouvement Cobra ou s'amusant avec des tenues hiératiques d'inspiration africaine, Lacroix a multiplié les tours de force sans oublier les fourreaux, crêpes et mousselines que ses clientes redemandent.

Robe-cape orange intense ou grosse fourrure à poils longs, pas de morosité en vue non plus chez Cathy Pill. Des couleurs flashs - violet, rose, orange, jaune - sont projetées en taches aléatoires comme sur une toile. Les tissus sont fluides et près du corps, les coupes ultracourtes pour des femmes qui n'ont pas froid aux yeux.
Rester bluffant

L'autre attitude pour appréhender la crise est de cultiver, malgré tout, son imagination. Les deux créateurs d'On aura tout vu, Livia Stoianova et Yassen Samouilov, ont mixé avec un panache qui les distingue, et les honore, des influences patchwork : dynasties chinoises, porcelaine de Sèvres et folklore portugais. Enrichie de broderies et d'accessoires extravagants, leur collection est pourtant "directement inspirée par la crise" - la porcelaine étant le symbole de la fragilité, de la beauté, et de ce qui peut se reconstituer après avoir été brisé. En tant que petite structure - sept employés -, ils ne vivent pas dans "une bulle". "Les ventes de nos collections de prêt-à-porter et d'accessoires ont été catastrophiques ; ce qui nous sauve, étonnamment, c'est la couture." Plus d'une quinzaine de robes ont été commandées avant même le show. Et Livia et Yassen, dont les aficionadas sont majoritairement moyen-orientales et américaines, constatent l'émergence d'une nouvelle clientèle, plus jeune (dernière fournée : quatre gamines richissimes de 8 à 24 ans), qui les contacte via Internet tout en continuant d'aimer, par-dessus tout, la relation avec les créateurs.

Jean Paul Gaultier, lui, écrit des robes : en plein, en délié, en arabesques, en minuscules raffinements ou en formes capitales. C'est sous le signe de la calligraphie qu'il a placé son défilé, un des plus jouissifs de la semaine. Se servant de la résille comme d'une trame, il a multiplié les fourreaux, les trenchs ou les combinaisons faisant apparaître dans les cheveux des modèles, dans leurs dos sur leurs jambes, des motifs arachnéens presque hypnotisant par leur sophistication. Pour ce roman d'un jour un tantinet libertin avec moult corsets, transparences et dessous de soie, l'auteur avait choisi une héroïne parfaite avec Inès de la Fressange dont les passages provoquèrent presque une ola.

Si Gaultier était littéraire, John Galliano, chez Dior, a peint des robes inspirées de l'école flamande. Des réminiscences de Van Dyck ou de Vermeer s'imprimaient sur des robes aux structures parfois gigantesques. A l'inverse, si on plongeait dans le détail, on apercevait des broderies fines et délicates comme de la porcelaine. De la grande fantaisie donc, comme toujours avec Galliano.

Comme d'habitude chez Felipe Oliveira Baptista, les femmes sont fines et conquérantes, assurées et aventurières. Sa collection filait la métaphore de l'aviation - imprimés stylisés à partir de cartes géographiques : des leggings bleu canard, des plumes posées sur une épaule, une hanche, de l'asymétrie. Baptista confie que la crise "fera du bien à l'inventivité ; peut-être quelques-uns vont-ils arrêter la surenchère d'images et de too much". La responsable d'un grand magasin londonien lui a confié avoir réduit drastiquement ses achats de marques connues et de moyenne gamme pour conserver les jeunes enseignes les plus talentueuses que ses clientes, en ces temps troubles, privilégient.


source : Libération.fr
écrit par : CÉCILE DAUMAS, FRANÇOISE-MARIE SANTUCCI et OLIVIER WICKER
posté par : Floriane Pic
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