EBO et approche systémique : quelques commentaires

Par Francois155

Le blog ami EGEA a publié récemment un texte important, « Bertalanffly versus Clausewitz ? », sous la plume du général Gambotti.

Le but premier et essentiel de ce billet se résume en fait à ceci : lisez cet article, si vous ne l’avez déjà fait, car il offre à la réflexion stratégique française des pistes qui, si on les emprunte, peuvent nous conduire à l’enrichir d’une manière appréciable, dans le sens où sont esquissées là des propositions applicables concrètement et générant des effets visibles. Cette précision peut sembler superflue, mais elle s’impose si l’on craint parfois que cette réflexion chemine trop haut pour s’inscrire dans la réalité des opérations du moment. Au contraire, celle du général Gambotti est parfaitement actuelle, se nourrit des difficultés présentes et leur propose des solutions.

Ce billet pourrait s’interrompre ici, une fois son devoir accompli, mais le texte dont il est question appelle fortement les commentaires, les questions ; bref, le travail de l’esprit. Modestement, je me livre donc à quelques remarques partielles en continuant la méditation, car la réflexion n’est pas que fulgurance, elle demande aussi une bonne dose de maturation, un élément qui manque encore à l’heure où ces lignes sont écrites.

Ainsi, nantis de ces précautions, tentons tout de même quelques commentaires :

- Perfectionner la pensée stratégique française :

Le texte du général Gambotti résonne d’abord comme un appel à l’évolution de cette pensée : son point de départ en est les EBO, le corps de son propos s’articule autour de l’approche systémique « comme réponse à la complexité de la guerre » ; enfin, revenant à l’essence du problème, il nous incite à considérer ce « caméléon », dont la nature reste toujours identique, mais à la forme mouvante, sans craindre d’emprunter des approches qui peuvent nous permettre de perfectionner le modèle qui est actuellement le nôtre.

Certes, le concept américain des « opérations basées sur les effets » a été accueilli avec scepticisme dans l’Hexagone : après tout, nous avons déjà notre « effet majeur » et puis la complexification excessive de cette idée simple, un fâcheux travers, a conduit à des résultats inverses à ceux recherchés. Néanmoins, et l’on suivra sans difficulté le général Gambotti sur ce point, comparer sans imagination EBO et effet majeur[1] pour rejeter le premier, qui semble peu efficace dans les faits lors même que le second a fait ses preuves, est un peu rapide.

On acquiescera donc à sa suggestion pleine de bon sens : « il n’est pas nécessaire de vouloir utiliser ce concept EBO dans sa configuration la plus aboutie, une approche raisonnable, c'est-à-dire en complémentarité de l’approche clausewitzienne, par les centres de gravité, est sans doute à explorer ».

De même que son appel à la systémique[2] et à une lecture non cartésienne du contexte pris dans sa globalité ouvre des perspectives. Bien sûr, et si l’on accepte de prendre en compte ses remarques et propositions, il reste désormais à examiner comment on peut les mettre en œuvre, d’abord sur le plan doctrinal et en cohérence avec les schémas actuellement existant (FT-01 et FT-02), puis sur le terrain.

Et là se situe la vraie difficulté…

Par exemple, si le général Gambotti émet, à l’aune de l’approche systémique, des réserves sur notre conception des opérations actuelles, à savoir le continuum intervention/stabilisation/normalisation, il faut reconnaître à cette dernière l’immense mérite de la simplicité, d’une lisibilité aisée pour tous les acteurs de la force, du planificateur au plus petit intervenant. Cette volonté de fournir une grille claire est à l’évidence une force comparée à la complexité excessive d’une formulation souvent trop absconse des EBO[3].

Intégrer pleinement la « pensée complexe » dans la réflexion stratégique française, en particulier au regard des services qu’elle peut rendre pour apprendre à penser la contre-insurrection et les conflits asymétriques contemporains, est assurément l’un des défis que nous devons relever.

- Dialectique des systèmes.

Mais l’article qui est brièvement commenté ici est lui-même assez court : il est naturel que son auteur n’ait pas pu aborder toutes les implications soulevées par ses propositions. Je me permets de revenir sur l’un des points qui me semble important : je veux parler de la nécessaire dimension dialectique que l’on doit introduire dans cette approche du système, ou plutôt, s’agissant d’une action au niveau opératif, du système de systèmes où l’on fait intervenir la force.

Car, si appréhender le « théâtre d’engagement », terme que le général Gambotti préfère à celui de « théâtre d’opérations », comme un ensemble de domaines (politique, militaire, économique, sociologique, information et infrastructure) à prendre en compte pour mieux y faire évoluer la force (le terme étant pris au sein large et non strictement militaire) dans la recherche de l’effet politique final recherché, cet examen doit aussi porter sur notre propre système qui subira également, mais pas seulement, les perturbations de nos actions, et des répliques qu’elles vont susciter, aussi lointain que soit le théâtre.

C’est tout le sens de la démarche de la dialectique appliquée à la stratégie que nous a léguée André Beaufre : comprendre l’autre, et ses points faibles que l’on exploitera, mais aussi connaître nos propres faiblesses que l’on cherchera à protéger, à camoufler, à atténuer… Manœuvres contraléatoires, anticipation, résilience, entre autres, doivent aussi entrer en ligne de compte dans cette démarche dialectique s’appliquant naturellement à notre système.

Car comment croire que l’adversaire, à l’heure des guerres bâtardes et/ou hors limite, se contentera de ne lutter que sur son théâtre sans chercher à se projeter vers nous pour affaiblir nos arrières, notre légitimité, notre résolution ?

Terrorisme, menace d’attentats, campagnes médiatiques, opérations psychologiques, toutes ces manœuvres sont et seront privilégiés par « l’insurgé innovant[4] » pour contourner notre puissance, miner notre volonté au point de nous forcer, sinon à la défaite militaire sur le terrain, du moins à abandonner le combat.

Il y a même, à vrai dire, des facteurs externes au conflit, et dont l’ennemi ne sera nullement responsable, mais qui vont jouer sur notre implication dans le système conflictuel au sein duquel nous voulons œuvrer : crise économique, enjeux politiques internes, pressions diplomatiques, etc.

C’est tout l’intérêt de la dialectique que de nous forcer à nous penser nous-mêmes, sans fard ni faux-semblant, au même titre que nous allons nous efforcer de comprendre l’Autre, ou même les Autres chez qui nous projetons de la puissance. L’emploi raisonné des EBO peut nous aider à dissiper un peu le brouillard de la guerre, mais la friction, la surprise, le hasard, sans même parler des propres vulnérabilités qui gisent au sein de nos sociétés resteront toujours d’actualité.

En résumé, il faut lire et commenter l’article du général Gambotti, et peut-être dans un sens très différent de ce qui est sommairement présenté supra. Car, en nous incitant à nous interroger sur nos méthodes de conception et de planification des opérations dans les systèmes complexes qui sont et seront encore longtemps le lot quotidien de nos armées, il nous donne à penser. Une précieuse aumône que l’on accepte toujours avec infiniment de reconnaissance…



[1] Pour une brève présentation de l’effet majeur, mais au niveau tactique, le lecteur pourra consulter ce billet déjà ancien sur « le raisonnement tactique selon l’effet majeur », inspiré par la présentation qu’en fait Michel Yakovleff dans son livre.

[2] Je ne m’attarde pas ici plus avant sur cette notion. Pour un éclairage riche et pertinent, le lecteur est invité à consulter l’excellent article de SD dans « Pour convaincre ».

[3] Un défaut qui a d’ailleurs été fort justement relevé par le Général (USMC) Mattis dans son article critique « Principes du commandement concernant les EBO », publié en français dans DSI n°43, p42 à 48.

[4] Expression empruntée à Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie in « Les guerres bâtardes », Perrin 2008.