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La revue koweïtienne Al-‘arabi, une des revues culturelles les plus diffusées dans le monde arabe, célèbre son 50e anniversaire en consacrant un long dossier sur les « défis » auxquels est confrontée la langue arabe (compte rendu dans cet article d’al-quds al-‘arabi). Comme souvent dans ce type de débat, les différents intervenants s’accordent pour dresser un sombre constat de la situation.
En effet, marginalisé dans les échanges mondiaux qui favorisent, y compris dans la région, l’anglais, l’arabe est également menacé par l’essor incontestable des différents dialectes dans les publicités et les médias locaux, à commencer par les chaînes satellitaires où talk-shows, reportages et variétés sont la plupart du temps dans une langue qui n’a rien de « classique », laquelle n’est plus guère utilisée que pour les bulletins d’information, et encore ! En dépit de quelques réformes, les politiques éducatives ne semblent pas être en mesure de lutter contre un déclin qu’accélèrent les moyens de communication modernes où la jeunesse piétine les sacro-saintes règles de la grammaire, quand elle n’abandonne pas tout simplement les charmes de la calligraphie arabe pour pianoter sur tous les claviers possibles en caractères latins.
En arabe plus que dans d’autres langues, plusieurs « niveaux » de langue éventuellement assez hétérogènes coexistent, offrant aux locuteurs toutes sortes de stratégies, conscientes ou non, pour naviguer de l’un à l’autre. En effet, comme l’énonce la formule bien connue (et superbement arabe dans sa formulation) : li-kulli maqâm maqâl (لكل مقام مقال). Maxime que l’on peut rendre (maladroitement) en français ainsi : « A chaque situation, une formulation ».
Par rapport à l’ensemble des « arabes » possibles, cela signifie qu’un locuteur, en fonction des situations (du public, du sujet, de ses objectifs de communication, etc.) va opter pour un registre - mais bien plus souvent pour une combinaison subtilement nuancée - à l’intérieur d’une gamme qui va du plus « classique » au plus « vulgaire » (au sens social, mais aussi étymologique, le vulgus latin, le « commun des hommes »).
Cet arabe classique correspond, plus ou moins, à un état de la langue parlé dans un endroit de la Péninsule arabique il y a fort longtemps. Si on l’appelle « coranique », c’est que ses usages, aujourd’hui plus que jamais, se limitent à la sphère du religieux - et encore, pour les récitations des textes cultuels car la théologie ne se sert plus vraiment de cette langue dont la connaissance est nécessaire pour les commentaires spécialisés mais qui n’est plus - si elle l’a jamais été - la langue « naturelle » d’aucun Arabe.
Sauf que, dans la pratique, ledit locuteur, s’il veut être compris, va « dédialectaliser » ce qu’il a à dire. Pour cela, il peut, soit imiter le parler (dialectal) de l’autre, parler qu’il a si souvent entendu dans les médias panarabes qu’il est capable de le reproduire, soit choisir d’adopter une forme de l’arabe, dite « standard ». Cette forme, qu’on appelle également l’arabe moderne, ou médian (parfois encore « la troisième langue » - al-lugha al-thâlitha - entre le « classique » et le dialectal), est le résultat d’un mouvement de modernisation de la langue, voulue par les réformateurs de la nahda (renaissance) arabe du XIXe siècle et portée par l’essor des médias, d’abord imprimés puis audiovisuels. Cet arabe « standard », celui de certaines émissions télés, des journaux, de l’enseignement et des échanges intellectuels, s’est progressivement éloigné des traditions rhétoriques anciennes (goût des assonances, des répétitions…) au risque, et pas seulement pour les puristes, de perdre ce qui fait sa spécificité en tant que langue, à force de se teinter de tournures et de formules empruntées notamment à l’anglais, ou plutôt au pidgin américain.
A suivre la semaine prochaine !
Illustrations (YGQ) : affiches électorales à Acre (Palestine) La dernière est une subtile allusion aux “Palestiniens de l’intérieur” dans la mesure où la lettre, le “dâd” (ض) est supposée caractéristique de l’arabe, les Arabes étant traditionnellement appelés “les gens du dâd” (ahl al-dâd).