Le douloureux passé d'un garçon parfait

Par Ephemerveille

A la rentrée littéraire passée, Alain Claude Sulzer, écrivain suisse allemand établi à Bâle, s’est vu décerner le prix Médicis étranger. Son dernier roman, Un garçon parfait (lisez garçon comme un synonyme de serveur, le titre original étant : Ein perfekter Kellner) est le premier à avoir été traduit en français. Paru aux éditions Jacqueline Chambon, il est en lice pour le prix RSR des auditeurs.

Ernest travaille comme serveur dans un palace suisse, à Giessbach. Depuis des années, il exerce son métier avec passion, précision et doigté. Toujours à l’heure, souriant et dévoué, Ernest cache quelques secrets sous cet impassible et indéfectible professionnalisme. En effet, si la vie d’Ernest s’enlise dans un ennui et une monotonie affligeantes, il a tout le loisir de méditer l’épisode douloureux qu’il vécut bien des années plutôt, entre les murs de l’hôtel de Giessbach qu’il n’a, en somme, jamais quitté.

Un jour, le jeune et beau Jacob Meier débarqua à l’hôtel par bateau. Sur la rive du lac alpin de Brienz, que l’hôtel surplombe, Ernest invita le futur employé à le suivre.

Dès lors, Ernest devient pour Jacob une figure d’exemple, un conseiller. Dans les salles de restaurant du palace, Ernest fait l’éducation de Jacob, qui progressera aussi vite qu’il perdra sa modestie. Le soir, partageant la même chambre, les deux hommes se rejoignent dans leurs étreintes passionnées qui font entrevoir à Ernest un futur moins morose que celui qu’il s’apprêtait à vivre, dans sa profonde solitude. Mais, déjà, il aime trop fougueusement. Ernest donne tout à Jacob sans rien atteindre de ce jeune homme instable et volage.

Ses rêves d’amour s’écroulent lorsqu’il surprend Jacob avec l’écrivain allemand Julius Klinger, dans leur chambre. Le romancier, qui est descendu à Giessbach avec sa famille avant de partir en Amérique pour fuir la guerre qui augure déjà sa violence, emmènera Jacob avec lui, faisant passer son nouvel amant pour un domestique.

La guerre éclate, le temps passe et Ernest travaille toujours à Giessbach. Sa passion pour son métier est la seule lueur de sa vie grise d’ennui. Les visites de sa cousine parisienne sont rares, et rien ne le détourne de sa routine jusqu’au jour où une missive lui parvient de New York. Jacob réapparaît dans sa vie, les souvenirs avec. Faisant fi de leur passé commun, il demande à Ernest de se rendre chez Klinger, dont il s’est apparemment séparé, pour lui réclamer de l’argent. Jacob écrit qu’il est dans une situation financière extrêmement précaire et que, sans l’aide de l’écrivain, il serait définitivement perdu.

Ernest, qui ne répond pas dans un premier temps, se décide finalement à aller trouver Klinger dans sa demeure. Face à cet homme austère, il en apprendra bien plus qu’il n’en savait à propos de Jacob. Le vieil écrivain fera douloureusement la lumière sur ce qui, pour Ernest, était jusque-là resté inconnu.

Beaucoup de critiques ont qualifié ce roman de neo-classique, et cela est exact sur bien des plans. Si l'on peut parfois déplorer cette volonté d’épure qui nuit au roman, en ceci qu’elle peut provoquer l’ennui à certains passages, il n’en reste pas moins que le livre de Sulzer est écrit avec maîtrise et justesse. Véritable roman à tiroirs, calme comme une rivière à son amorce et tempétueux comme la marée à ses dernières pages, Un garçon parfait, dans une retenue faussement tranquille qui sied parfaitement à son personnage principal, ravive les couches du temps en les superposant de manière à ce que, dans un effet haletant, qui suscite l’impatience, la fin résonne de ses accents aussi tragiques que triomphaux.