La Ribot, Laughing Hole : plus dure sera la chute

Publié le 04 avril 2009 par Jérôme Delatour
Malgré le titre et la date, le 1er avril, Laughing Hole est tout sauf une plaisanterie. Un trou c'est une blessure, une faiblesse. Un trou c'est le vide, la vacuité. Un trou c'est une menace, un trou d'air, une voie d'eau ; le pétrin où l'on se met, un gouffre où l'on pourrait tomber.


La Ribot, Laughing Hole (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)
Créé en juin 2006, Laughing Hole fait étrangement écho au Ha ! Ha ! de Maguy Marin, dont la première eut lieu deux mois auparavant. Les deux pièces dénoncent le rire nerveux d'une société occidentale au bord de l'implosion, satisfaite et dégoûtée de sa puissance démesurée, qui se retourne contre les autres et contre elle-même. Dans le contexte actuel, alors que cette société semble sombrer dans l'oeil du cyclone, elles pourraient prendre un accent prophétique ; mais elles ne font que traduire un sentiment depuis longtemps partagé par tout un chacun, un constat d'échec et de gâchis généralisé de nos démocraties.

Le dispositif de Laughing Hole, dans la droite lignée de toutes les autres pièces de La Ribot, est très simple, mais efficace, et son effet subtil.
Trois femmes, riant sans pouvoir s'arrêter, parcourent une salle jonchée de centaines de cartons retournés, face contre terre, sur lesquels figurent des mots, des phrases. Elles les prennent un à un pour les afficher sur les murs, composant au hasard des nuages de pensées. Parfois, elles glissent et chutent sur les cartons épars, en riant d'autant plus. Même pas mal !

La Ribot, Laughing Hole (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)

Ces cartons ont le format des cris, des slogans, des protestations. Ils font hurler nos démons contemporains : violence, vacuité, impunité, égocentrisme et corollaires (peur, veulerie) ; Guantanamo, Gaza...
Les trois performeuses, dont La Ribot elle-même, sont des femmes de ménage de charme, en blouse de couleur, tongs et culotte décontractée, rouleau de scotch en guise de bracelet. Proprettes, d'une impudeur tranquille mais modérée. Leur corps, leur vêtement, leur activité, tout en elles symbolise notre société malade : attirante et désirable, mais désespérément cynique, insolente, écervelée, inconséquente, niaise, ignorante, béate, futile, indifférente, irresponsable, - épuisée. Si le rire ne conduit pas toujours aux larmes, il mène fatalement à l'épuisement. Leurs rires de mouettes finissent noyés dans le bruit de fond.

La Ribot, Laughing Hole (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)

La conjonction fortuite des mots et des poses, l'arrangement aléatoire des cartons sur les murs créent des associations cocasses, surréalistes.
L'action de prendre les cartons et de les afficher relève du dévoilement, de la révélation d'une vérité connue (la grecque alètheia). Au chaos du sol jonché, elle fait succéder l'ordre des murs couverts d'inscriptions. C'est un grand ménage moral, une catharsis. Qui n'est pas exempte d'ambiguïtés : dans cette opération, nos créances toxiques ne font que migrer du sol au mur, et tacher un espace jusque-là immaculé ; et la confession de nos péchés reste légère, au fond, puisque Dieu désormais, c'est nous.

Laughing Hole dure six heures au cours desquelles les trois performeuses, fatiguées de rire, doivent se relayer pour tenir le choc. Le public peut aller et venir à sa guise, mais il me paraît plus judicieux de rester jusqu'à la fin. Pour le spectateur, c'est un exercice de patience, d'ascèse, d'extase. Aveu : je ne suis resté que trois heures trente. Mais j'étais obligé de partir, j'aurais aimé rester jusque au bout.
J'ai vécu Ha ! Ha ! comme une agression qui manquait sa cible, comme une balle perdue. Je suis plus sensible à Laughing Hole, qui prend davantage la forme d'une cérémonie expiatoire, d'une séance de thérapie collective, de conjuration du sort par la fixation symbolique des maux-mots. C'est une pièce pour repentis. Chez La Ribot, je ne me sens pas agressé, mais plutôt rasséréné, pris par la main, invité à la méditation, à changer d'attitude.

Un bémol cependant. Nombreux sont les artistes qui, chacun à sa manière - bouffonne chez Fabre, protestataire chez Marin, intellectualisée chez La Ribot, dénoncent les travers destructeurs de notre société. Dénoncer, c'est bien, mais nos médias politiques et culturels se chargent déjà bien assez de nous étriller à longueur de journée ; proposer, c'est mieux. J'attends aussi cela d'un artiste engagé.

♥♥♥♥ Laughing Hole, de La Ribot, a été donné au centre Pompidou le 1er avril 2009.

Retrouvez (bientôt) ici Laughing Hole en images