Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique

Par Alain Bagnoud

On sait que Gombrowicz (voir ici et ici) avait été invité en croisière pour l'inauguration d'un bateau (le Chrobry pour les amateurs), juste avant que la Pologne ne se fasse envahir par l'Allemagne, en 39, et qu'il refusera de rembarquer après une escale à Buenos Aires. Il restera 24 ans en Argentine. Un séjour partagé en trois périodes: 8 ans de dèche, 8 ans de travail dans une banque, puis 8 ans d'une existence relativement indépendante.
Cet exil fut pour lui une magnifique occasion de se libérer de tout ce qui l'oppressait encore jusque là: la Pologne, sa situation de hobereau, ses obligations sociales, morales, politiques, familiales, ses relations, ses amis, sa position dans le milieu littéraire polonais. Tout ce qu'il aurait pu appeler la Forme. En contrepartie, il a pu approfondir, notamment dans le quartier du Retiro où il aimait se perdre, la notion d'Immaturité qui l'occupait déjà. L'Immaturité, c'est-à-dire la jeunesse et sa propension au jaillissement, à la créativité, à l'amoralité, à la libération, à la jouissance, à la transgression et à la sensualité.
C'est ce que raconte inlassablement son œuvre: le combat entre la Forme et l'Immaturité. Ici, il se fait autour de la personne d'un jeune Polonais de la communauté de Buenos Aires. Gombrowicz , personnage de son propre livre, se trouve par hasard dans la possibilité de sauvegarder la vertu, la tradition, l'attachement aux règles paternelles du jeune Ignace, ou de « livrer le Fils au Péché, à la Débauche, le contaminer, le saccager, le salir ».
Je résume un peu l'histoire. Elle raconte, de façon burlesque et en progressant dans l'imaginaire, le débarquement de Gombrowicz en Argentine dix jours avant l'invasion allemande, la recherche d'un emploi, les démêles avec la Légation polonaise qui hésite entre le consacrer et l'ignorer, sa rencontre avec Borgès, qui se termine en duel oral dont Gombrowicz sort vaincu, son amitié avec un Puto, un pédé, qu'il présente comme son double, celui qui marche avec lui (le Doppelgänger). La marche est d'ailleurs, dans Trans-Atlantique, le contraire de l'agenouillement: marche vers le neuf, agenouillement devant la polonité et la tradition.
Le Puto compte donc sur Gombrowicz pour s'entremettre et lui permettre de séduire ce jeune Ignace, dont le père, officier, incarne le devoir, la morale, les règles et le passé. Un meurtre se fait inéluctable, mais on ne sait pas s'il sera celui du Père, tué par son fils dans une libération outrancière, ou celui du Fils, poignardé par le père. En attendant, Gombrowicz va la nuit admirer le corps nu du jeune homme endormi, retrouvant des forces dans cette contemplation aux moments où la sensation du vide l'envahit. Car c'est une expérience fondamentale et récurrente du narrateur dans ce livre: l'impression de néant, d'insignifiance, quand tous semblent des fantoches et que tout devient creux.
Trans-Atlantique
est écrit dans une prose burlesque et archaïque, qui serait un pastiche du Pan Tadeusz poème de Mickiewicz exaltant la polonité et la nostalgie du pays (je ne l'ai pas lu). Il semble que quelques scènes du livre soient directement tirés de cette œuvre du patrimoine: un duel, une chasse à courre, une société secrète, un Kulig, usage de la noblesse polonaise de campagne qui se transférait de maison en maison en un gigantesque carnaval bambocheur, lequel grandissait au fur et à mesure des étapes.
C'est pendant ce Kulig, que, finalement, tout se termine par un gigantesque éclat de rire qui empêche la situation de basculer... et Gombrowicz de conclure.
Il sera moins pudique plus tard. Par exemple dans La Pornographie, où il optera clairement. Pour l'Immaturité, bien entendu.

Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique, Folio