Pierre-Antoine, Rockeur de l'Economie

Publié le 18 avril 2009 par Boisset
J'aime lire les chroniques de P-Antoine, son oeil d'aigle et sa plume acerée. 
Chronique Le "Richistan" enterre ses morts, par Pierre-Antoine Delhommais LE MONDE | 11.04.09 | 13h33  •  Mis à jour le 12.04.09 | 14h51

On a la preuve définitive que la crise économique revêt un caractère exceptionnel : elle n'affecte pas seulement les plus modestes, comme c'est le cas dans une récession classique, mais aussi les riches. Les pauvres ! Malheureuses victimes de la chute simultanée de l'immobilier, des Bourses et des matières premières, des escroqueries de Bernard Madoff, de la déroute des hedge funds, des bonus et stock-options partis en fumée. Malheureuses victimes d'une crise des subprimes qui a amputé comme jamais leurs revenus et fait s'effondrer leur patrimoine. L'histoire est bien malicieuse, en tout cas, qui a voulu que ce soient des Américains pauvres, qui, en empruntant pour s'acheter une petite maison, causent tant de petites misères à tous les riches de la planète. Une fois n'est pas coutume, la main invisible du marché a aussi été celle de la justice. Comme elle l'avait été lors de la Grande Dépression, quand la crise avait laminé les grandes fortunes aussi sûrement qu'elle avait affamé des millions d'individus. L'Amérique comptait 39 000 millionnaires en 1929, 11 800 seulement dix ans plus tard.

On assiste aujourd'hui à la même hécatombe. Une étude du cabinet Spectrem Group, citée dans le dossier spécial que The Economist vient de consacrer aux riches, a calculé que les Etats-Unis ne comptaient plus fin 2008 que 6, 7 millions de millionnaires, contre 9,2 millions un an plus tôt. Au plan mondial, le consultant Oliver Wyman estime que les riches ont perdu en un an 10 000 milliards de dollars, le quart de leur fortune. Celle des ultrariches - les milliardaires - a fondu, selon le magazine Forbes, de 4 400 milliards de dollars à 2 400 milliards, leur nombre revenant de 1 125 à 793.

Bref, ce minuscule pays, havre de luxe où les rivières de champagne serpentaient paisiblement entre les collines de pierres précieuses, ce petit territoire que l'écrivain Robert Frank a joliment surnommé le "Richistan" est dévasté. Et il enterre ses morts. La crise a frappé indistinctement tous les fortunés, de l'oligarque russe au prince saoudien en passant par les traders de Wall Street, les héritiers - et héritières -, les self-made-men et les nouveaux riches. Provoquant des ravages parmi les entreprises spécialisées dans la fabrication de signes extérieurs de richesse : diamantaires, grands couturiers, horlogers suisses, palaces, constructeurs de yachts et propriétaires des grands crus classés de bordeaux. Tout ce petit monde souffre en silence. Et observe avec un peu d'inquiétude la colère qui monte, à leur encontre, dans une opinion publique persuadée à tort qu'il profite de la crise pour s'enrichir davantage.

L'explosion de la bulle du marché du crédit a provoqué celle de la richesse qui s'était formée en même temps qu'elle. La fortune cumulée des 400 personnes les plus riches au monde s'établissait en 1982 à 92 milliards de dollars, elle totalisait 1 250 milliards en 2006. Avec celle de la richesse, c'est, enfin, la bulle des inégalités qui vient aussi d'éclater. C'est au moins une bonne nouvelle sur le plan politique, de nature à éviter des dérives populistes et extrémistes. Sur le plan de l'efficacité économique, on ne sait pas, les études les plus récentes de l'OCDE n'ayant pas réussi à établir de corrélation précise, ni dans un sens ni dans l'autre, entre croissance et niveau des inégalités.

Toujours est-il que ces dernières s'étaient creusées dans des proportions inédites depuis trente ans dans la plupart des pays industrialisés. L'écart moyen de rémunération entre un PDG et un salarié aux Etats-Unis était de 1 à 40 en 1980, mais de 1 à 411 en 2005. Avec pour résultat spectaculaire de voir cette année-là les 300 000 Américains tout en haut de l'échelle gagner autant que les 150 millions d'Américains se trouvant en bas. En France, où le phénomène est apparu plus récemment, l'économiste Camille Landais a calculé qu'entre 1998 et 2006, pendant que le revenu moyen des 90 % des Français les plus pauvres stagnait quasiment, celui des 10 % les plus riches augmentait de 8,7 % et surtout, celui des 0,01 % les plus fortunés s'envolait de 42,6 %.

C'est cette machine à fabriquer des inégalités et surtout à engendrer des ultrariches que la crise des subprimes pourrait bien avoir cassée. Il faudra du temps pour la reconstruire. Car le pire est peut-être à venir pour toutes ces "superstars" du marché du travail, qu'ils oeuvrent dans la finance, l'industrie, la publicité, la chanson ou le sport. Pas seulement parce que les paradis fiscaux où beaucoup avaient pris la mauvaise habitude de placer leurs économies vont devenir moins paradisiaques. Mais aussi parce que les Etats sont à la recherche d'argent pour financer leurs plans de relance. Et qu'ils sont surtout désireux de soigner au plus vite des citoyens pris de nausées devant des salaires annuels de plusieurs millions d'euros.

L'économiste Thomas Piketty rappelle que Roosevelt, à peine arrivé à la Maison Blanche, avait plus que doublé le taux de l'impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches, le faisant passer de 25 % à 63 %, avant de le porter à 91 % en 1941. Il était resté supérieur à 70 % jusqu'au début des années 1980 et jusqu'à ce que Reagan le ramène autour de 30 %. Le tout est de savoir si, avec des niveaux d'imposition confiscatoires pour les superriches, les entrepreneurs se montreraient toujours aussi entreprenants et les créateurs aussi créatifs. Et surtout - essentiel - si Thierry Henry, Samuel Eto'o et Lionel Messi marqueraient toujours autant de buts.