- Vous dites donc que vous acceptez la proposition selon laquelle l'ontologie est la mathématique et cependant vous n'admettez pas que l'Être y soit exprimable.
- L'ontologie est mathématique au sens où elle met en lumière les structures irrécusables et premières du réel. En dévidant le monde, elle ouvre à ses pures structures, inhumaines. Comme elle est ce processus dévidant, elle est en même temps une réflexion implicite sur la densité ontique et la vacuité ontologique. Elle fait jouer ce rapport en elle à travers l'organisation de ces concepts. La densité reconduit toujours à des formes ontique, et elle est corrélée à la mise-en-un ; tandis que la vacuité reconduit à des formes plus ontologiques, et elle est corrélée à l'exposition de multiplicités de plus en plus pures, inattribuables, anté-prédicatives. Cela jusqu'à cette pensée limite qu'est le vide symbolique. Mais le vide symbolique n'est pas l'Être, ne peut pas être l'Être lui-même. En fait, il n'y a, en mathématiques, que des phénomènes de diffraction ontico-ontologiques, mais comme à ciel ouvert, là ou d'habitude nous séjournons dans la luxuriance ontique, sans ouverture à la vacuité ontologique, ou bien, au contraire, dans quelque mysticisme de l'Être, poétique. Il s'agit donc d'une quasi-ontologie. Ontologie parce que c'est là la voie authentiquement matérialiste vers la pensée de l'être. Mais quasi parce que nulle ontologie n'est possible qui donne à voir l'Être en lui-même. Une ontologie est une ontico-ontologie, une quasi-ontologie. Et c'est là la mathématique.
- Mais si d'un côté vous trahissez heureusement Heidegger en injectant sa pensée de l'Être-en-tant-qu'être dans la déductivité, ne réintroduisez-vous pas son ambiguïté mystique en affirmant qu'il n'est pas symbolisable, qu'il échappe aux processus inscriptifs et structurels ?
- Dire qu'il est symbolisable, l'être, c'est de toute façon un tour de force insensé. Comment pourrait-il l'être, tandis que tout ce que la mathématique donne à voir, y compris l'ensemble vide, suppose une présentation, d'une part, et dépend de structures et de règles articulatoires qui en fabriquent la signification. Comme nous l'avons vu l'ensemble vide lui-même est une construction axiomatique. Mais ce n'est pas un mysticisme non plus. Je ne fais pas de l'Être autre chose que l'avertissement lacanien selon lequel le réel est l'impossible à symboliser, sinon par ce pur imaginaire qui croirait le détenir. Je me tiens à mi-chemin de Badiou et de Heidegger via Lacan. Plutôt que d'affirmer triomphalement et brutalement que la mathématique est l'ontologie, on doit être attentif à cette diffraction ontico-ontologique à l'oeuvre dans les mathématiques, et qui les constitue, ceci même d'un point de vue épistémologique. Sinon, par un retournement curieux, on se livre à une sorte de mysticisme matérialiste par les mathématiques, plutôt qu'à ce mysticisme de l'Être auquel Heidegger a cédé. Dire que l'être-en-tant-qu'être est dans les mathématiques est le mysticisme matérialiste de Badiou.
- Mais cette fonction ontico-ontologique est-elle inscrite dans la mathématicité ? Où et comment ?
- Non, bien entendu, puisque toute structure qui voudrait la détenir, la signifier, est nécessairement, elle-même, une matérialité ontico-ontologique. Une telle fonction est imprésentable et cependant agissante puisqu'elle présente les structures.
- Mais ceci n'est pas moins une mystique. Vous réintroduisez nécessairement par-là un mauvais tour phénoménologique, une conscience constituante et orientante qui ne se laisse pas elle-même inscrire, ou bien des catégories romantiques deleuziennes, du virtuel et des observateurs partiels, par exemple, tandis que nous, nous disons que tout ce qui peut être dicible de l'être et du réel est donné. Tout ce qui est, est matérialité infinie et déductive, telle que pensée par les ensembles, et jusqu'au vide. Votre fonction ontico-ontologique est en somme un discours de l'indicible. Il faut affirmer les droits du dicible mathématique jusqu'au bout.
- Dans ce cas, ne dites pas que vous construisez une ontologie. Mais une ontico-ontologie. Vous avez toujours affaire à une matière, à une densité ontique qui demeure, y compris dans votre fétiche, l'ensemble vide, que vous identifiez à l'Être. Si bien que le générique que vous destinez à l'événement pourrait bien exister en amont, dans la méditation même de l'Être ... Vos concepts ne s'en trouvent-ils pas quelque peu brouillés ou à redéfinir ?