Fantômes du passé et démons intérieurs dans la moiteur du bayou

Publié le 21 avril 2009 par Boustoune


Une équipe de tournage vient s’installer près de New Iberia, dans le sud de la Louisiane, pour le tournage d’un film sur la guerre de sécession. Le shérif-adjoint Dave Robicheaux arrête l’une des stars du film, Elrod Sykes, pour conduite en état d’ivresse. Ancien alcoolique lui-même, Dave connaît bien les divagations et hallucinations auxquelles peuvent conduire les excès de boisson. Pourtant, quand l’acteur lui dit avoir trouvé un squelette, les mains et les pieds entravés de chaînes, près d’un lieu de tournage, dans le bayou, il est enclin de le croire.
Car cette découverte réveille en lui de lointains souvenirs d’enfance, quand il avait assisté, impuissant, au lynchage d’un jeune esclave noir tentant de fuir ses bourreaux. A l’époque, personne ne l’avait pris au sérieux. Le cadavre n’avait jamais été retrouvé et le crime était resté impuni…
En parallèle, Robicheaux enquête sur le meurtre d’une prostituée de dix-neuf ans, probable nouvelle victime d’un tueur en série s’attaquant à de jeunes femmes. Il soupçonne Baby feet Balboni, un ancien camarade de classe devenu une figure de la pègre locale, d’être mêlé à l’affaire. Coïncidence, le mafioso est également producteur du film actuellement en tournage…
 
Avec Dans la brume électrique, Bertrand Tavernier a réalisé deux de ses rêves. D’une part, porter sur grand écran un roman de James Lee Burke (1), l’un des meilleurs auteurs du polar américain. D’autre part, de pouvoir tourner de l’autre côté de l’Atlantique, en langue anglaise, avec une équipe locale et une star internationale, Tommy Lee Jones. Une aventure évidemment enthousiasmante pour le cinéaste français, qui a toujours été passionné de cinéma américain (2), mais aussi un éprouvant parcours du combattant.
Tavernier a découvert les rouages parfois grippés du système hollywoodien. Pour pouvoir tourner son film, il a dû se battre constamment pour imposer sa vision de l’œuvre de Burke.
Contre les techniciens, membres des puissants syndicats artistiques, sans lesquels rien ne peut se faire aux Etats-Unis, qui se rebellaient contre ses partis-pris de mise en scène.
Contre Tommy Lee Jones, qui avait tendance à trop réécrire ses scènes.
Contre le producteur américain, Michael Fitzgerald, qui essayait de formater son travail pour les goûts du public local. Et dans le système hollywoodien, c’est celui qui finance qui a généralement le dernier mot.
Comme il s’agissait d’une coproduction franco-américaine, Tavernier a finalement réussi à trouver un accord avec Fitzgerald. Il a obtenu le droit de travailler son propre montage dans son coin – qu’il a financé sur ses propres deniers – et de pouvoir l’exploiter à l’international, mais a perdu tout droit sur la version américaine du film, totalement remaniée et dénaturée, et finalement sortie directement en DVD.
 
Il convient de saluer l’opiniâtreté du cinéaste français, qui a défendu contre vents et marées la fidélité au texte original, œuvre dense, complexe, très « littéraire », où, comme dans la plupart des romans de Burke, l’intrigue criminelle est un peu reléguée au second plan, au profit de la psychologie des personnages et de l’atmosphère envoûtante des lieux, cette zone marécageuse où rôdent bien des fantômes, au sens propre comme au figuré. Ici, la trame policière est aussi doublée d’un côté un peu surnaturel, Robicheaux progressant dans son enquête lors de discussions avec un vieux général sudiste censé être mort depuis des décennies.
 
Recréer une ambiance moite et étouffante, clé de la réussite d’un film noir, Tavernier sait le faire. On se rappelle de ses adaptations réussies des œuvres d’autres figures marquantes du genre, Simenon avec L’horloger de Saint-Paul ou Jim Thompson avec Coup de torchon.
Ici, le film s’imprègne du climat de la Louisiane, les brumes qui flottent au dessus du bayou certains matins, la chaleur lourde et moite qui s’abat sur les rues et qui pousse les habitants à s’économiser, assis sur le perron de leurs maisons, les pluies diluviennes qui suivent inévitablement et qui ramènent un peu de fraîcheur… Il s’imprègne aussi de l’histoire de la Louisiane, terre de forts contrastes raciaux, culturels, sociaux, encore marquée par les blessures de la guerre de Sécession, l’esclavage des noirs, puis la politique de ségrégation raciale, mais aussi, plus récemment, par les ravages causés par l’ouragan Katrina, qui ont creusé l’écart entre les plus démunis et les plus riches.
  
Niveau ambiance, rien à dire, donc. Niveau casting non plus. Tommy Lee Jones est un Dave Robicheaux plus que convaincant. Son visage buriné aux mâchoires serrées, son air pas commode de ranger texan, que tempère un regard plus doux, plus ouvert, conviennent parfaitement au personnage. Robicheaux est un flic humain, compréhensif et compatissant la plupart du temps, comme le prouve son attitude bienveillante par rapport à Sykes. Un type qui qui mène ses enquêtes de façon très tranquille, en discutant avec les gens vivants (ou morts, donc…), mais aussi capable d’impressionnants accès de violence. Tommy Lee Jones évolue dans un registre proche du cowboy vengeur de Trois enterrements, et joue donc un numéro bien rodé, qui a fait ses preuves.
Le reste du casting est au diapason : John Goodman joue les parrains teigneux avec ce qu’il faut de défiance et de roublardise. Peter Sarsgaard est touchant dans le rôle d’Elrod Sykes, cet acteur constamment imbibé d’alcool, hanté par ses propres démons. Et tous les seconds rôles ont été également très bien choisis et dirigés, notamment les rares personnages féminins, incarnés par Kelly McDonald ou Mary Steenburgen.
 
Si l’on ajoute à tout cela le joli travail sur la bande-son et la mise en scène élégante de Bertrand Tavernier, on se dit que Dans la brume électrique possède tous les atouts pour donner un très grand polar. Pourtant, le film laisse une curieuse impression d’inachevé. Il manque quelque chose, un petit rien, pour que cette adaptation retrouve l’intensité du roman original. Evidemment, le cinéaste a dû condenser l’intrigue, et le cheminement du récit est sans doute un peu trop rapide pour permettre de tenir suffisamment en haleine le spectateur. Disons que, paradoxalement, le rythme est la fois trop rapide et trop lent…
Par ailleurs, il manque une petite touche de noirceur à l’intrigue principale, et le côté fantastique de l’œuvre est assez mal exploité, un peu limite par moments.
Et sans vouloir faire offense au travail de Bruno de Keyzer, le chef opérateur, un grain d’image un peu moins rugueux aurait sûrement permis de mettre mieux en valeur l’atmosphère poisseuse et vaguement onirique de l’ensemble. Le film n’est pas vraiment un modèle d’esthétique cinématographique.
Malgré sa grande fidélité aux écrits de James Lee Burke, et toutes les qualités préalablement citées, Dans la brume électrique laisse donc une impression assez mitigée et une certaine frustration. Mais les bons polars sont devenus suffisamment rares sur nos écrans (même si le festival de Beaune, où le film de Bertrand Tavernier a triomphé, a montré que des œuvres brillantes attendent de trouver un distributeur) pour que l’on fasse la fine bouche…
Note :
(1) « Dans la brume électrique avec les morts confédérés » de James Lee Burke – 480 p. - ed. Rivages Noir
(2) Il est l’auteur de « 50 ans de cinéma américain » - 1268 p – ed. Omnibus et de
   «Amis Américains : Entretiens avec les grands Auteurs d'Hollywood » - ed. Actes Sud