Elle, ma mère

Publié le 22 avril 2009 par Cetaitdemainorg
Je ne l'ai pas tellement connue. Je ne l'ai pas tellement aimée. Elle a peut-être trente ans sur la photo, se promène peut-être dans Paris. Je ne saurais dire de quoi son sac est lourd mais sans doute a-t-elle beaucoup pleuré. L'homme avec qui elle vient de faire l'amour est encore tout rompu du fracas des armes à Dien Bien Phû. Dans neuf mois, je naîtrai de cette union furtive, plus mort que vif, et il faudra me sauver en urgence sous d'autres latitudes. Assistance publique. Pupille de la nation. Père et mère inventés le long des brumes de la Charente. J'attendrai vingt-cinq ans pour la découvrir, parmi les siens et des monceaux de victuailles sur une table, comme si manger pouvait ressusciter le temps perdu pour aussitôt l'avaler. Peu à peu, sans jamais y comprendre tout à fait quelque chose, j'apprivoiserai toute une galerie de portraits, tout un réseau d'histoires ayant tourné au mythe. Des soeurs et des frères, des aïeuls ténébreux s'étant livrés au poison, des mystères à propos de lettres qu'on aurait perdues dans des caves inondées. Comment le sens n'échouerait-il pas à se frayer un chemin en pareil labyrinthe ? Comment les mots dits sauraient-ils prendre le dessus des mots non dits ? Je me suis résigné sans peine à cette opacité des secrets. J'ai continué à m'inventer ce père disparu à ma naissance et qui s'est enlisé dans la boue des Aurès. A la faveur des rares confidences qu'elle m'a offertes, j'ai suspendu quelques broderies aux jours ordinaires de ma mère. Pendant l'occupation où elle jeta un cendrier à la tête d'un officier allemand. Pendant les batailles en Indochine où elle était marraine de guerre. Je l'ai transformée en pasionaria pourchassée par les nazis. Puis en écrivain solitaire et fiévreux, penché sous la lampe avec ses mots et ses larmes. Il n'existe pas de réel qui ne se nourrisse de fiction. Ma mère était une femme quelconque comme je suis un homme quelconque. Mais un peu de bienveillance dans le regard et un peu d'extraordinaire surgit en tout un chacun. Quoique peu lettrée, ma mère aimait lire des livres. Fervente catholique tout en se défiant des églises, elle adorait Mauriac. Et Robert Merle. Les Fortune de France que je relis étaient les siens. Elle me les a donnés. A peu près jour pour jour, elle est morte il y a onze ans. Je n'ai pas pleuré. Je n'ai pas regretté tout ce que nous avons manqué, broyés que nous fûmes par les tourments de la petite et grande histoire. Sans penser à elle tous les quatre matins, les quelques moments que nous avons partagés s'en viennent parfois dans ma mémoire. Ils permettent ces mots que je vous confie et je lui dis merci.