La chouette aveugle de Sadegh Hedayat

Par Sylvie
 IRAN-1941

Editions José Corti
Chef d'oeuvre absolu, autant le dire tout de suite !
Oeuvre fondatrice en Iran puisque Hedayat est l'écrivain qui a introduit la prose en Iran, la littérature persane étant jusqu'alors dominée par la poésie. On lui doit des écrits satiriques, très critiques sur la société iranienne (Voir le délicieux Hadji Aghâ) et ce magnifique récit qui fit scandale dès sa parution, admiré par André Breton et Henry Miller.
Mêlant tradition persane et modernité, le récit mélange réalité et hallucination, vie et mort, amour et haine et différents espace temps. Ce monologue d'un homme drogué par l'opium et le vin, nous livre tout le mal être d'un être  solitaire, retranché dans sa chambre, isolé de la "canaille", les autres hommes qu'il ne comprend pas. Il ne parle qu'à son ombre et tente de se connaître avant sa mort prochaine.
Car tout n'est que néant : le texte est teinté d'un profond pessimisme : même si le réel peut-être transcendé par les hallucinations causées par le vin et  l'opium, même si le rêve laisse entrevoir un monde idéal, tout n'est en fait qu'un leurre : l'amour, la femme idéale devient un cadavre rempli de vers, la fleur devient sang, l'autre monde devient néant.
Tout n'est que vanité, évanescence et fragilité : l'espoir, l'idéal entrevu grâce à l'hallucination se dissipe pour retourner à la charogne et à la puanteur.

Voici ll'intrigue : un homme parle à la première personne et nous livre son mal-être : retranché dans sa chambre, il entrevoit le paradis en apercevant (vision ? rêve?) l'image d'une femme vaporeuse le long d'un ruisseau, qui tend une capucine à un vieillard, assis sous un cyprès. La femme idéale revient un soir chez l'homme mais il découvre peu à peu qu'elle est morte ; alors, il immortalise son visage sur un vase, la démembre ; un homme sur sa carriole l'emmène lui et le cadavre, dans un champ de capucines violettes, le long de maisons  grises, dépourvues de vitres. L'homme lui offre un vase de Rhagès, où est dessiné le visage de la femme.
A des centaines d'années d'intervalle, la même femme a-t-elle existé? Un dessinateur a-t-il fait le portrait de la même femme ?
Hallunination ? Réincarnation ?
L'homme se voit projeté dans son propre passé, avec sa femme qui se refuse à lui : désir, jalousie, folie...Sa nourrice le veille. Mais l'apaisement est impossible à atteindre : l'oeuvre devient le chant poétique et désespéré d'un incompris qui parle à son ombre, contre "la canaille", ce monde pourri qui le rejette : le boucher qui équarrit ses bêtes, le vieux brocanteur, le barbier...Au réveil, tout n'est que sang, vers blancs et hannetons....
Récit d'une vie ? Rêve ? A aucun moment, nous ne pouvons distinguer le vrai du réel, le passé du présent. Hedayat joue sur les répétitions, les parallélismes. Cette oeuvre est une ode à la femme : ombre évanescente rêvée, mégère qui se donne à tous les hommes et rend son mari fou, mère danseuse indienne qui choisit son promis avec l'aide d'un naja. A plusieurs reprises, l'image de la mandragore est mentionnée.
Les mêmes motifs, les mêmes images reviennent, faisant de ce récit un chant poétique : la femme rêvée revient sous plusieurs aspects, le vieil homme au cyprès est tour à tour l'oncle du narrateur et le vieux brocanteur. Les capucines violettes, les vers blancs, les maisons grises sans vitre sont des images récurrentes.
Je vois dans ce chef d'oeuvre à la fois une ode à la culture persane qui célèbre la femme, le vin et l'opium et un récit extrêmement moderne : le monologue d'un être au bord de la folie, pour qui la mort n'est même plus un échappatoire.
Le lecteur s'enivre lui même, est happé par cet étrange récit, à la fois conte surnaturel et récit naturaliste sordide.
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas ressenti le besoin d'acheter et de lire et relire un texte. C'est chose faite. 
 "
Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispensent le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau.
  Pénétrera-t-on un jour le mystère de ces accidents métaphysiques, de ces reflets de l’ombre de l’âme, perceptibles seulement dans l’hébétude qui sépare le sommeil de l’état de veille ?
  Pour ma part, je me bornerai à relater une expérience de cet ordre. J’en ai été la victime ; elle m’a tellement bouleversé que jamais je n’en perdrai mémoire. Tant que je vivrai, jusqu’au jour de l’Éternité, jusqu’au moment où je gagnerai ces lieux dont la nature échappe à notre entendement et à nos sens, son signe funeste vouera mon existence au poison. J’ai écrit "poison" je voulais dire, plutôt, que j’ai toujours porté cette cicatrice en moi et qu’à jamais j’en resterai marqué.
  Je m’efforcerai d’écrire ce dont je me souviens, ce qui demeure présent à mon esprit de l’enchaînement des circonstances. Peut-être parviendrai-je à tirer une conclusion générale. Non, j’arriverai tout au plus à croire, à me croire moi-même, car ; pour moi, que les autres croient ou ne croient pas, c’est sans importance. Je n’ai qu'une crainte, mourir demain, avant de m’être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m’a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j’ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c’est uniquement pour me faire connaître de mon ombre – mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. C’est pour elle que je veux tenter cette expérience, pour voir si nous pouvons mieux nous connaître l’un l’autre.
  Préoccupations futiles, soit, mais qui, plus que n’importe quelle réalité, me tourmentent. Ces hommes qui me ressemblent et qui obéissent en apparence aux mêmes besoins, aux mêmes passions, aux mêmes désirs que moi, ont-ils une autre raison d’être que de me rouler ? Sont-ils autre chose qu’une poignée d’ombres, créées seulement pour se moquer de moi, pour me berner. Tout ce que je ressens, tout ce que je vois et tout ce que j’évalue, n’est-ce pas un songe inconciliable avec la réalité ?
  Je n’écris que pour mon ombre projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse comprendre d’elle."