Tokyo sonata : un chef d’oeuvre de temps de crise

Par Alainlecomte

Les premières images des films sont annonciatrices d’une tendance. Beaucoup de films français récents commencent par des séquences de trains et d’aiguillages ou par des vues d’autoroute la nuit, signe qu’on va un peu s’ennuyer. « Tokyo Sonata », film japonais récemment sorti, de Kiyoshi Kurosawa, commence par une bourrasque qui s’infiltre par la porte coulissante de la cuisine et qui balaye une feuille de journal. Le ton est donné : c’est une bourrasque bien plus grande qui va balayer les personnages. Voilà un portrait cruel et sans concession du Japon actuel (peut-être prémonitoire de ce qui risque d’être notre situation lorsque « la crise » aura duré quelques temps) : une nation, un peuple qui semblent avoir perdu toute confiance en soi, où le sentiment d’échec s’empare de chaque individu. Là, peut-être plus encore qu’ailleurs, le chômage est vécu comme un drame. On sait que beaucoup de cultures asiatiques sont construites sur unehantise de perdre la face qui structure entièrement les rapports humains, même à l’intérieur de la famille : tout plutôt que voir son autorité bafouée. Et là, le chef de famille (une expression qui prend tout son sens dans un tel contexte) en prend un sale coup : après avoir été directeur administratif, le voilà licencié par sa boite parce qu’une jeune chinoise de Dalian vient convaincre le patron que toute l’administration pourrait se faire à moindre prix sur le sol chinois. Sasaki – c’est son nom – va errer dans les rues de Tokyo sans jamais oser dire à sa famille ce qu’il vit comme sa déchéance. Il y rencontrera, près d’un site de distribution de soupe populaire, un ami prétendant déborder de travail dans une entreprise de bâtiment, mais si le portable de cet ami sonne sans arrêt, c’est parce qu’il a trouvé le moyen de le faire sonner automatiquement cinq fois par heure (« une fonctionnalité que beaucoup de gens ignorent »). Cet ami va plus tard se suicider en entraînant sa femme dans la mort.

Chez Sasaki, il y a sa femme (superbement jouée par Kyôko Koizumi, un grand rôle féminin), son jeune fils de dix ans, Kenji, et un plus grand fils,Takashi, d’environ dix-huit ans. Les liens entre ces êtres, comme d’ailleurs avec les êtres de l’extérieur, sont tissés à partir de l’autorité, évidemment masculine. Celui qui perd sa parcelle d’autorité est immédiatement déchu. Ainsi, dans une séquence ahurissante, Kenji se voit réprimandé en classe pour s’être fait passé par un autre élève, en douce, un gros volume de mangas. Il n’est pas anecdotique de souligner que c’est pendant un cours de langue et que le sujet de la leçon est… la langue de politesse. Le prof arrache brutalement l’enfant de son siège, mais celui-ci, pour se venger, provoque l’enseignant en lui jetant à la figure que, lui, l’homme respectable, lit en cachette des mangas pornographiques : Kenji l’a vu dans un train en lire un, dissimulé dans un journal. En un retournement de situation inattendu, c’est le prof qui perd la face. Il n’aura plus jamais aucune autorité sur les élèves (qui l’appellent Eyo-Bayashi, vraisemblablement le nom d’un héros de ce genre de manga) et le petit Kenji sera le plus meurtri quand il se rendra compte du désastre psychologique qu’il a déclenché. Plus tard, lorsque sa mère viendra rencontrer l’enseignant, celui-ci n’aura qu’un geste de résignation : non, madame, votre fils n’est pas malmené, c’est lui qui malmène les autres… - qui ? d’autres élèves ? – non, moi. Mais ce n’est pas grave, je suis un adulte…


le père : Teruyuki Kagawa

Kenji découvre un jour la magie du piano par la fenêtre entrouverte d’une école de musique : désormais, son rêve est d’apprendre à en jouer. Le père refuse : il ne reviendra pas là-dessus, c’est non ! Un bon père ne saurait revenir en arrière sur une décision, ce serait là encore voir son autorité bafouée.

Il y a de l’Antonioni (c’est-à-dire du cinéma qui date des années soixante) dans la peinture des rapports entre les êtres, surtout quant aux rapports entre l’homme et la femme, blocs de silence l’un par rapport à l’autre. Comme si la société japonaise avait accumulé un lourd retard sur l’évolution des mœurs et des relations entre les sexes. C’est cela pourtant qui donne un tel relief au rôle de la femme, ce qui ne semble pas avoir été tellement relevé par les critiques jusqu’ici, alors qu’au contraire, c’est bien LE rôle du film, plus que ne l’est celui de l’enfant. Ce sont des scènes d’anthologie que celle où elle ose dire à la face de son mari : « j’emmerde ton autorité », ou bien celle où elle se dit à elle-même qu’elle est enfin en train de se réveiller (après l’événement traumatique de la prise d’otage dont elle a été victime). Ou bien encore celle où, mère écartelée et désespérée face à son grand fils qui crie son échec, elle lui lance ce qui sonne comme une maxime freudienne : « toi seul peux être ce que tu es ». L’image d’une des dernières séquences, où elle reste debout, immobile, les bras écartés, dos à la mer, éclairée par le soleil qui se lève, est aussi une des plus belles images de cinéma qu’on puisse voir.


la mère : Kyôko Koizumi

L’échec des individus est celui de la nation entière quand le fils plus âgé ne trouve comme solution à son manque que l’enrôlement dans l’armée américaine. Paradoxe absolu puisque c’est l’armée du vainqueur et que, quand il s’agira de revenir au Japon, le fils restera aux Etats-Unis car il lui apparaîtra que c’est seulement en apprenant à comprendre les Américainsqu’il pourra atteindre une certaine idée du bonheur. Ce film en dit donc bien long sur le mal de vivre au sein de la société japonaise. C’est pourtant loin d’être un film « réaliste »… peu de vraisemblance en effet, voire même un peu d’onirisme dans cette vision du père qui, renversé par un camion (lequel s’est enfui… on serait tenté de dire : bien entendu, tant tout ce qui nous est montré est sans aucune concession à une quelconque « charité »), et enseveli déjà sous un tas de feuilles mortes, se réveille indemne… ou bien dans la scène finale où Kenji exécute magistralement devant un jury d’admission au Conservatoire, une suite bergamasque de Debussy. On se demande évidemment comment il a acquis un tel niveau de virtuosité en si peu de mois ! mais cette question paraît déplacée tant la portée du film est surtout métaphorique.

Cet authentique chef d’œuvre est bien sûr très loin des belles images d’un Japon fleuri où la tradition rejoindrait le modernisme : la tradition est ridicule (l’enseignement de la langue de politesse) et le modernisme a fait fiasco avec la récession économique. Rien ne sauvera-t-il la société japonaise ? Pour Kyusho Kurozawa, le salut ne peut venir que de l’ailleurs. Ironie : l’un des seuls moments où on sourit est la séquence où la femme s’émerveille des possibilités d’une petite voiture qui possède un toit qui se rétracte et se range automatiquement dans le coffre quand on presse un bouton, mais au royaume de la grande industrie automobile… la petite auto est… une Peugeot, et lorsque Kenji joue divinement du piano, c’est pour exécuter une œuvre de Debussy.


Kenji: Inowaki Kai

Désespérance d’un peuple qui peut nous paraître loin, certes. Mais par-delà le Japon d’aujourd’hui, ne sommes-nous pas confrontés à une image de ce qui risque d’être bientôt notre propre déchéance, crise aidant, surtout si nous continuons à nous raccrocher à des modes de vie anciens et à des images fallacieuses de la réussite sociale ? Si cela était le message de ce film, alors nous devrionssurtout garder en nous l’image de son beau personnage féminin, dont le cœur semble pouvoir enfin battre et l’esprit s’éveiller quand elle perçoit le fond de la crise.