Gulmit, nord-Pakistan, au petit matin

Publié le 29 avril 2009 par Argoul

Le petit matin à Gulmit est acide comme la pomme rouge tombée cette nuit dans le jardin. Il est aussi transparent qu’hier, un peu plus froid peut-être. L’air me hérisse la peau lorsque je sors de la chambre pour traverser le carré d’herbe avant la douche. Au petit-déjeuner les œufs « brouillés » ont la consistance d’une purée liquide ; le cuisinier a dû rajouter trop d’eau. Le pain maison reste consistant mais la confiture d’abricots connaît différents degrés de cuisson selon les pots. Au dehors, la cathédrale de pierre est à sa place, à l’horizon, drapée dans sa roche ocre et surmontée d’une capuche de dentelle immaculée. Marie-Claude tente de s’immiscer dans l’évocation nostalgique des souvenirs de Brigitte et consorts. Cela tombe à plat ; elle se fait jeter. La conversation de Brigitte tient du monologue ; si on l’interrompt, elle n’écoute pas. Peut-être est-ce la nouvelle attitude prof face aux élèves qui, de toute façon, n’écoutent jamais ?

Karim nous fait visiter le village de Gulmit dans lequel nous résidons depuis deux jours. Il n’est pas grand, étagé sur la pente. Sa richesse vient de la route qui va vers la Chine et qui passe à son pied. Une agence de la National Bank of Pakistan s’est même installée au carrefour de la grand-route et du chemin qui monte au village, en face de l’épicerie bazar. La « Vieille Maison », en cours de restauration officielle, était un ancien relais de collecte des taxes du temps du Mir, avant qu’Ali Bhutto ne supprime la décentralisation pour mieux contrôler le pays. Nous sommes dimanche et tout est fermé. Nous ne pouvons rien visiter, ni la Vieille Maison, ni l’école technique où les filles apprennent le tissage des tapis, ni l’école de garçons, ni le dispensaire, ni le lieu de prières qui est ici sans minaret (nous sommes chez les Ismaéliens).

Le village est bien musulman, mais les Ismaéliens sont moins rigoristes et moins activistes que les Chiites alentour. La plupart des hommes et des garçons que nous croisons sont vêtus à l’occidentale. Certains petits sont très blonds, descendants des guerriers d’Alexandre. Ils nous suivent à quelque distance, timides et curieux. Ils réclament qu’on les prenne en photo, une fois apprivoisés. J’en saisis quelques brochettes toutes riantes.

Un peu plus loin, une vache pousse son museau noir à la fenêtre d’une ferme, comme une vieille femme curieuse. Un plantureux buisson de marie-jeanne pousse dru au bord d’un champ de maïs. Brigitte s’en exclame. Elle n’en a jamais vu d’aussi beau !… Le village est fleuri de façon naturelle, son nom ne veut-il pas dire ‘la vallée des fleurs’ ? Y poussent les gros soleils au cœur brun et aux pétales d’or rayonnant des tournesols, les faces naïves et pastel des cosmos surmontant leur dentelle de feuilles, les yeux cernés de khôl des œillets d’inde, quelques dahlias jaunes bien pommés, les balais mauves des fleurs de menthe sauvage à l’odeur poivrée. Mais qui regarde tout cela ? Les profs du groupe sont focalisés sur la seule feuille dentelée – celle qui se fume une fois séchée.

Nous revenons par le terrain de polo poussiéreux qui s’ouvre sur la rue principale, élargie à cet endroit pour porter des gradins en ciment. Les jeunes n’y jouent plus qu’au cricket ou au volley maintenant. C’est ce que nous explique Karim. Il nous dit aussi comment sa dernière sœur est morte le 7 août, à 45 km d’Islamabad. Elle était passagère d’un bus qui a glissé dans un ravin, dérapant sur une route très pluvieuse ce jour-là. Elle s’était mariée à Gulmit et elle y est enterrée. Les gens du village, à mesure qu’ils croisent Karim, le saluent et lui présentent en quelques mots leurs condoléances. Ils serrent sa main droite dans leurs deux paumes, puis se penchent pour embrasser son poignet.