"Conformément aux Ecritures" Comment lire le livre le plus lu du monde

Par Walterman

D'abord la Genèse, puis l'Evangile de Marc, puis le prophète Jonas, puis... Un guide de lecture de la Bible, pour celui qui l'ouvre pour la première fois et n'est peut-être même pas chrétien. Dans une toute nouvelle édition offerte au public par deux grands journaux laïcs
par Sandro Magister


ROME, le 1er mai 2009 – Dans quelques jours, le quotidien "la Repubblica" et l’hebdomadaire "L'espresso" vont offrir au public italien, par centaines de milliers d’exemplaires et à un prix de faveur, toute la Bible chrétienne, dans la nouvelle traduction supervisée par la conférence des évêques d’Italie, comportant de nombreuses notes et illustrée de chefs d’œuvre de l'art de tous les temps.
Il y aura trois volumes: le premier contiendra le Pentateuque et les livres historiques; le second, les livres sapientiaux et les prophètes; le troisième, les Evangiles, les Actes des Apôtres, les épîtres et l'Apocalypse.
L’initiative est d’autant plus insolite que "la Repubblica" et "L'espresso" comptent parmi les grands journaux laïcs en Italie et sont souvent critiques envers l’Eglise catholique et la foi chrétienne elle-même.
Malgré cela, les deux journaux offrent les trois volumes au public en présentant la Bible comme "un livre à avoir, à lire, à vivre", avec, en plus, la "garantie d’autorité" de la traduction officielle de l’Eglise.
Les trois volumes sont introduits par le cardinal Angelo Bagnasco, archevêque de Gênes et président de la conférence des évêques d’Italie, et par Giuseppe Betori, archevêque de Florence et coordinateur de cette nouvelle traduction qui a demandé près de vingt ans de travail à d’éminents spécialistes. Sur le rabat de la couverture figure la célèbre phrase de saint Grégoire le Grand: "Les paroles divines croissent avec celui qui les lit".
On trouvera ci-dessous l'article par lequel "L'espresso" présente la Bible à ses lecteurs et indique comment la lire pour la première fois. Pas tout à la suite, mais en commençant par la Genèse, puis en passant tout de suite au Nouveau Testament avec l’Evangile de Marc, puis en revenant à l'Ancien avec le livre de Jonas, puis...  Ce guide de lecture peut bien sûr être discuté, mais il reflète la manière dont l’Eglise lit les Ecritures dans ses liturgies.
Tout de suite après, sur cette même page, figure l'intervention de Benoît XVI au synode des évêques sur "La Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l’Eglise", le matin du mardi 14 octobre 2008. A cette occasion, le pape, improvisant, a expliqué comment il désire que les Saintes Ecritures soient lues, pour que l’on en goûte le sens véritable et plein, à une époque où "l’on propose des interprétations qui nient la présence réelle de Dieu dans l’histoire".
> "La Scrittura si comprende all'interno della Chiesa"

Traduction française par
Charles de Pechpeyrou.
www.chiesa



"Les paroles divines croissent avec celui qui les lit"
Article de "L'espresso" n. 18 de 2009
Marc Chagall disait que la Bible était l'alphabet de couleurs où a puisé tout l'art occidental. Très vrai. Au fil des siècles, le succès artistique des Saintes Ecritures a été tellement énorme qu’aujourd’hui les gens qui ont appris l’histoire sainte par la peinture, la sculpture, l'architecture sont bien plus nombreux que ceux qui en ont lu le texte. La Bible est le livre le plus vendu du monde. Mais rares sont ceux qui l’ont lu en entier. Paul Claudel, poète français converti, disait que "les catholiques respectent tellement la Bible qu’ils s’en tiennent le plus loin possible".
Erreur impardonnable. Parce que, s’il est vrai que Raphael enseigne beaucoup de choses, il est encore plus vrai que ses fresques des chambres du Vatican restent indéchiffrables si l’on ne connaît pas la trame biblique qui en constitue la base, si l’on ne voit pas, par exemple, que les philosophes de "l’Ecole d’Athènes" sont en route vers la liturgie céleste et terrestre de la "Dispute du Saint Sacrement" peinte sur le mur d’en face. La Bible est le "grand manuscrit" de la culture occidentale. Les grands critiques littéraires sont désormais d’accord sur ce point. Erich Auerbach a montré, dans un mémorable chapitre de "Mimesis", que la Genèse et les Evangiles sont, plus encore que l'Odyssée d’Homère, la matrice du réalisme de la littérature moderne: "C’est l’histoire du Christ, avec son audacieux mélange de réalité quotidienne et de très haute et sublime tragédie, qui a eu raison des antiques lois stylistiques".
Certes, peu de gens savent lire la Bible dans le texte original, hébreu pour l'Ancien Testament, grec pour le Nouveau. Mais il y a maintenant une raison de plus de la lire: après presque vingt ans de travail de la part de biblistes et de lettrés, la conférence des évêques d’Italie a produit la plus soignée des traductions italiennes de la Bible de toujours. Cette Bible nouvellement traduite, que "L'espresso" propose à ses lecteurs, est la même qui est lue chaque dimanche à la messe. Elle est donc aussi faite pour être proclamée, chantée, mise en musique, illustrée, comme la Vulgate de saint Jérôme, l'antique traduction latine des Ecritures qui, pendant des siècles, n’a fait qu’un avec le grand art occidental et avec la vie et le langage quotidiens de myriades d’hommes et de femmes.
Mais attention, la Bible chrétienne peut punir celui qui s’y aventure aveuglément. C’est un livre très spécial, ou plutôt un ensemble de livres, 73 en tout, produits en un millénaire et répartis en deux grands recueils, l'Ancien et le Nouveau Testament, qu’il ne faut surtout pas séparer, sous peine de ne plus rien y comprendre. La messe l’enseigne. On n’y lit jamais une page de l’Evangile sans avoir lu auparavant une page de l'Ancien Testament qui l'annonce "in figura". Jésus est incompréhensible sans les prophètes. S’il est ressuscité des morts, comme les Evangiles l’attestent et le "Credo" le proclame, cela s’est produit "conformément aux Ecritures". Le sang et l’eau qui jaillissent du côté transpercé de Jésus, Marie et Jean étant au pied de la croix, font inévitablement penser au second chapitre de la Genèse, à Adam endormi du côté de qui Dieu tire Eve, la mère des vivants. La croix est le nouvel arbre de vie du paradis, comme la magnifique croix fleurie de la mosaïque de la basilique Saint-Clément, à Rome. C’est la source de l’Eglise, le début de la nouvelle création.
Commencez la lecture de l'Ancien Testament par la Genèse. Ne soyez pas surpris qu’il y ait non pas un mais deux récits de la création à la suite l’un de l’autre, très différents de style et de contenu. La Bible ne veut pas dire comment le monde est né, mais pourquoi. Et aussi pourquoi, d’un monde qui est aussi béni par Dieu comme "bon", peut jaillir tant de mal, pas à cause du destin mais d’un libre choix volontaire, bouleversant à la fois l’homme et la nature. De Caïn à Lamech, de la tour de Babel au déluge, la méchanceté envahit la terre. Mais il y a Noé le juste dans l'arche sauvée des eaux. Puis il y a l’appel d’un autre juste, Abraham. Et il y a une justice même au-delà du peuple élu, avec le mystérieux Melchisédech "sans père, sans mère, sans généalogie", comme l’écrira dans le Nouveau Testament l'auteur de la lettre aux Hébreux. Et il y a Dieu qui rend visite à Abraham sous la forme des trois hôtes anonymes qu’Andreï Roublev peindra, au XVe siècle, comme icône de la Trinité. Et encore Dieu qui lutte avec Jacob sur les bords du torrent Yabboq. Dieu? La Bible ne l’écrit pas. Elle le fait pressentir. Peut-être.
En cela la Bible est très moderne. Elle ne dit jamais tout. Au contraire, elle oblige le lecteur à entrer dans l’intrigue et à décider. "Les paroles divines croissent avec celui qui les lit", disait le pape Grégoire le Grand dans une homélie sur le prophète Ezéchiel. C’est comme si les Ecritures dormaient, avant que le lecteur n’arrive à les réveiller. Elles ont été écrites ainsi, pleines d’énigmes, d’ellipses, de sauts, de pénombres. Et l'exégèse rabbinique est ainsi depuis toujours: le "midrash" est une inépuisable accumulation de lectures et de relectures, de remontages et de réinterprétations, de réalité et de vision. Une peinture de Chagall en est la parfaite illustration. Il en est de même pour la liturgie chrétienne, où la Parole de Dieu n’est pas une lecture livresque mais devient réalité vivante dans les symboles sacramentels. Le Verbe de Dieu se fait chair et sang.
Il y a, dans la messe de l'Epiphanie selon le rite ambrosien que l’on célèbre à Milan, une antienne qui est un hymne à la créativité dans la manière d’aborder la Bible. Elle dit: "Aujourd’hui, l’Eglise s’est unie à l’Epoux céleste, qui l’a lavée de ses péchés dans le Jourdain. Les Mages accourent avec leurs présents aux noces royales dont les convives se réjouissent de la transformation de l’eau en vin. Alléluia!". Il y a là au moins trois renvois à l’Evangile: à la visite des Mages avec leurs présents à l’Enfant Jésus, au baptême de Jésus adulte dans le Jourdain, au miracle des noces de Cana. Mais l'ordre chronologique est bouleversé et la narration a été décomposée et recomposée. Les noces deviennent celles de Jésus et de l’Eglise, les eaux baptismales purifient l’épouse, les Mages portent leurs présents à la fête et les invités communient en buvant le vin miraculeux produit par Jésus lui-même, ici et maintenant.
Une fois la Genèse lue, passez au Nouveau Testament et lisez Marc, le plus ancien, le plus court et le plus fulgurant des quatre Evangiles. Le récit est entièrement organisé autour du "secret messianique", un secret qui ne fait sortir la vraie identité de Jésus de la pénombre que par intervalles et la révèle seulement à la fin, avec la phrase du centurion romain devant la croix: "Vraiment cet homme était le Fils de Dieu!". Autre élément très moderne de l’Evangile de Marc : sa fin tronquée, suspendue. C’est un officier païen qui a reconnu Jésus dans la foi, les disciples ont tous fui et les femmes qui voient le tombeau vide ne disent rien à personne "car elles avaient peur". Point. A la lecture d’une pareille fin, comment ne pas prendre position? Comment ne pas entrer en scène nous aussi? On regrette que la musique de la "Passion selon saint Marc" de Jean-Sébastien Bach soit perdue, quand on sait quels sublimes chefs d’œuvre il a tirés de la passion plus solennelle et hiératique de Matthieu, et de celle, mystique, de Jean.
Revenez à l’Ancien Testament. Lisez le très bref livre de Jonas, le prophète envoyé par Dieu pour la conversion et le pardon de Ninive la païenne, avalé par la baleine et recraché vivant le troisième jour, brillant récit pétri de fine ironie: vous comprendrez alors pourquoi Jésus a été identifié par le "signe de Jonas" et pourquoi Michel-Ange a peint justement ce prophète, de manière grandiose, en haut du mur de l'autel de la Chapelle Sixtine, entre la Création et le Jugement dernier, entre le début et la fin des temps.
Et puis lisez le livre de Job, grande théologie et très haute poésie. Et le Cantique des Cantiques, merveilleux poème d'amour. Puis ouvrez de nouveau le Nouveau Testament, au diptyque que forment l’Evangile de Luc et les Actes des Apôtres, avec les aventures de Paul qui fait naufrage à Malte et arrive enfin à Rome. Nous ne dirons plus jamais que la Bible est ennuyeuse.



"Pour ouvrir les trésors de la Sainte Ecriture au monde d’aujourd’hui et à nous tous"
par Benoît XVI
Chers frères et sœurs, en travaillant à mon livre sur Jésus, j’ai eu largement l’occasion de voir tout le profit que l’on peut tirer de l'exégèse moderne, mais aussi d’en percevoir les problèmes et les risques.
La [constitution conciliaire] "Dei Verbum" 12 donne deux indications méthodologiques pour un travail d’exégèse adéquat. En premier lieu, elle confirme la nécessité d’utiliser la méthode historico-critique, dont elle décrit rapidement les éléments essentiels. Cette nécessité est la conséquence du principe chrétien formulé en Jean 1, 14: "Verbum caro factum est". Le fait historique est une dimension constitutive de la foi chrétienne. L’histoire du salut n’est pas une mythologie, mais une histoire vraie et il faut donc l’étudier selon les méthodes de la recherche historique sérieuse.
Mais cette histoire a une autre dimension, celle de l'action divine. C’est pourquoi "Dei Verbum" parle d’un second niveau méthodologique nécessaire pour bien interpréter des paroles qui sont à la fois des paroles humaines et la Parole de Dieu. Le Concile dit – appliquant en cela une règle fondamentale pour toute interprétation d’un texte littéraire – qu’il faut interpréter la Sainte Ecriture dans l’esprit même où elle a été écrite et il indique en conséquence trois éléments méthodologiques fondamentaux qui permettent de tenir compte de la dimension divine, pneumatologique de la Bible. Il faut donc: 1) interpréter le texte en ayant présente à l’esprit l'unité de toute la Sainte Ecriture; aujourd’hui on appelle cela l’exégèse canonique, une expression qui n’avait pas encore été créée à l’époque du Concile, mais le Concile dit la même chose: il faut avoir présente à l’esprit l'unité de toute la Sainte Ecriture; 2) il faut aussi tenir compte de la tradition vivante de toute l’Eglise et enfin 3) il faut respecter l'analogie de la foi.
Ce n’est que lorsque les deux niveaux méthodologiques – historico-critique et théologique – sont respectés que l’on peut parler d’une exégèse théologique, d’une exégèse adaptée à ce Livre. Alors que, au premier niveau, l'exégèse académique actuelle travaille à un très haut niveau et nous aide vraiment, on ne peut en dire autant pour l’autre niveau. On constate souvent que ce second niveau, celui que constituent les trois éléments théologiques indiqués par "Dei Verbum", est presque absent, avec des conséquences plutôt graves.
La première conséquence de l'absence de ce second niveau méthodologique est que la Bible n’est plus qu’un livre du passé: on peut en tirer des conséquences morales, y apprendre l’histoire, mais le Livre en tant que tel ne parle que du passé et l'exégèse n’est plus vraiment théologique, elle devient histoire pure, histoire de la littérature. C’est la première conséquence: la Bible reste dans le passé, elle ne parle que du passé.
Il y a une seconde conséquence, encore plus grave: quand l'herméneutique de la foi indiquée par "Dei Verbum" disparaît, un autre type d’herméneutique apparaît nécessairement, une herméneutique sécularisée, positiviste, dont la clé fondamentale est la conviction que le Divin n’apparaît pas dans l’histoire humaine. Selon cette herméneutique, quand il semble qu’il y ait un élément divin, il faut expliquer d’où vient cette impression et réduire le tout à l'élément humain.
Il en résulte que l’on propose des interprétations qui nient l’historicité des éléments divins. Aujourd’hui, ce que l’on appelle le "mainstream" de l'exégèse en Allemagne nie, par exemple, que le Seigneur ait institué la Sainte Eucharistie et affirme que le corps de Jésus serait resté dans le tombeau. La Résurrection ne serait pas un événement historique mais une vision théologique. C’est le résultat de l’absence d’une herméneutique de la foi: une herméneutique philosophique profane s’affirme alors et nie la possibilité de l'entrée et de la présence réelle du Divin dans l’histoire.
La conséquence de l'absence du second niveau méthodologique est qu’un profond fossé méthodologique s’est creusé entre l’exégèse scientifique et la "Lectio divina". C’est précisément de là que naît parfois une forme de perplexité, y compris dans la préparation des homélies. Quand l'exégèse n’est pas de la théologie, la Sainte Ecriture ne peut être l'âme de la théologie et, réciproquement, quand la théologie n’est pas essentiellement interprétation de la Sainte Ecriture dans l’Eglise, cette théologie n’a plus de base.
Il est donc absolument nécessaire, pour la vie et la mission de l’Eglise, pour l’avenir de la foi, de dépasser ce dualisme entre exégèse et théologie. La théologie biblique et la théologie systématique sont deux dimensions d’une unique réalité, que nous appelons théologie.
Je crois donc souhaitable que l’une des propositions [du synode] parle de la nécessité de tenir compte, dans l’exégèse, des deux niveaux méthodologiques qu’indique "Dei Verbum" 12, là où il est question de la nécessité de développer une exégèse non seulement historique, mais aussi théologique. Il faudra donc élargir en ce sens la formation des futurs exégètes, pour ouvrir vraiment les trésors de la Sainte Ecriture au monde d’aujourd’hui et à nous tous.



Le 23 avril, Benoît XVI a rencontré la commission biblique pontificale, réunie pour préparer un document sur "Inspiration et vérité dans la Bible". A cette occasion, il a tracé les lignes directrices pour la lecture de la Sainte Ecriture "dans le contexte de la tradition vivante de toute l’Eglise". Le texte intégral du discours est sur le site du Vatican: