4 mai 1976 : Mort d’Henri Bosco

Par Angèle Paoli


Le 4 mai 1976 meurt à Nice Henri Bosco.


Image, G.Adc


   Henri Bosco est peu connu du grand public. Sans doute en raison de son extrême discrétion et du caractère secret de l’univers dont il se fait le messager. Son œuvre a pourtant été couronnée par de nombreuses distinctions. Parmi lesquelles, le prix Théophraste Renaudot pour son roman Le Mas Théotime, achevé d'écrire à Rabat le samedi 12 juillet 1941, et publié en 1945 aux éditions Charlot à Alger.

LE MAS THÉOTIME
(EXTRAIT)

   L’absence des êtres familiers qui hantent notre solitude nous laisse sans secours en face des objets matériels ; et nous découvrons le décor qui les attire, seulement le jour où cet attrait est resté impuissant sur eux. Certes je connaissais tous les coins du vaste grenier que j’habite depuis dix ans, et chacun pour moi offre un charme singulier. Mais justement, du fait que tout y jouit d’une vie secrète, rien ne s’en distingue brutalement ; et le moindre cahier, le plus modeste outil, se fondent dans ce petit monde amoureusement composé sur des lois de méditation et de rêverie qui le font graviter sans bruit autour de ma pensée. Je ne les vois pas ; je les vis. Il n’en est point qui sollicitent indiscrètement mon attention épandue seulement sur ces formes morales qui me les rendent d’un commerce si doux et d’un contact si indéfinissable, quand par hasard ils me viennent sous la main. A ma sauvagerie qui redoute les hommes, conviennent ces mystérieuses relations qui des objets à moi établissent des liens affectueux. Je vis dans une société magique où je ne vois plus la matière mais la seule forme des signes qu’elle me propose, et je tiens si intimement à ce monde amical que je n’y trouve plus jamais d’obstacle au mouvement de mes songes.
   Je fus donc effrayé, cette nuit-là, de ne pouvoir détacher mon regard qu’avec peine des objets sur lesquels se posaient mes yeux. Car tous s’offraient avec une netteté agressive ; et chacun, isolé, offensait ce regard en voulant s’imposer à mon attention. Je ne trouvai pas d’amitié en ces présences matérielles ; mais une sorte d’âpreté à se détacher de l’anonymat. Le moindre godet de métal, soudain prenait une importance inattendue, et plus il s’affirmait en s’imposant à moi, moins je le sentais sociable. Le bois redevenait du bois, le fer, du fer ; et sur ce monde clos, sentimental, secret, où avait toujours circulé une vie si spirituelle, les éléments, détachés de notre unité familière, tout à coup me semblaient inanimés.
   Je me trouvais dans mon grenier, un grand, un confortable grenier ; mais il n’était plus le lieu des rencontres de ma vie invisible. Il y flottait une ancienne odeur de son et de paille qui venait du fond de la pièce, là où, sur le lit de repos, j’avais étendu et cloué, pour cacher une porte, ce vieux tissu dans lequel Madeleine Derivat avait brodé jadis la croix, la rose, et les colombes familiales.
   Derrière cette porte s’étend le reste du grenier, que j’ai coupé d’une cloison de briques pour me ménager en deçà une retraite habitable. Je n’occupe guère qu’un tiers de cette étendue qui s’enfonce fort loin dans les profondeurs de Théotime, où des échelles et des trappes mettent en communication avec les écuries, les étables, et des communs obscurs, aujourd’hui inutilisés. On appelle ce haut « les granges », quoiqu’on n’y entrepose plus de blé depuis dix ans […]
   Je pris une lampe et passai dans les granges.
   Il y faisait très chaud, car on se trouvait sous les tuiles. La lampe n’éclairait qu’à peine les profondeurs de ces combles immenses. On voyait, tout à fait au fond, le bout d’une échelle qui sortait d’une trappe. Par là on descendait aux écuries. Au-dessus, dans le mur, s’ouvrait une porte très basse donnant sur le fenil. Au milieu de la pièce on avait bâti avec des planches une petite chambre que fermait un vieux rideau de cretonne. J’y trouvai une sorte de grabat avec une paillasse. A côté, une malle vide et, pendu à un clou, contre la cloison, un fouet court. Là sans doute avait habité, dans le temps, quelque valet de ferme.
   Je revins chez moi ; et, du mieux que je pus, j’assujettis le battant de la porte, de façon qu’elle restât close, en attendant qu’on remît la gâche au verrou.
   Puis j’allai dormir dans ma chambre. Mais je mis longtemps à trouver le sommeil. Je pensais à ces « granges » dont la présence et la profondeur m’obsédaient.
   Si j’en connaissais déjà l’existence, je n’y avais jamais pénétré au milieu de la nuit. Je venais d’en découvrir l’ombre et les communications oubliées. Où donnaient-elles ?... Cette pensée me hanta si longtemps que je l’emportai dans mon sommeil…
Henri Bosco, Le Mas Théotime, Éditions Charlot, Alger, 1945, pp. 171-172.