Misère(s)

Publié le 06 mai 2009 par Menear
Cher Journal,
Il semblerait que l'aléatoire forcené de la vie (quotidienne, dit-on) pousse le hasard jusqu'à rassembler au sein d'une même journée des aléas qu'on croirait plutôt classés par thème, précisément parce qu'ils s'organisent d'eux-mêmes, suivant parfois une justesse chronologique désarmante, comme le plan mental à venir d'une note-conditionnelle qui ne demande qu'à s'écrire ou, pire, à être écrite. Une page de Journal, exactement. Tout s'organise, tout se met en place, selon l'ordre logique et sérieux d'une fiction parfaitement agencée (parfaitement prenant ici le sens semi-caché de trop).
Tout commence ce matin, assez tôt il faut dire, lorsque je pénètre dans l'ombre claire de mon wagon 8h08, sur le quai B. Les pieds allongés devant moi je m'assois et ouvre une page au hasard prise dans le chaos habituel de L'odyssée barbare, puis les pieds sous mon siège je les replie : il semblerait qu'à cet endroit, cet endroit précisément, entre le siège de devant et celui sur lequel j'ai choisi de m'asseoir (selon un rituel connu de moi seul : place du wagon dans la rame, proximité des portes, numéro de la rangée, pair ou impair en fonction des semaines inversées, paroi opposée à celle sur laquelle tape le soleil levant, orientation du siège selon le sens de la marche emprunté, etc.), une flaque séchée s'incruste dans le revêtement PU (polyuréthane) fixé au sol. Des reliefs, morceaux et aspérités se détachent du gris moulé : quelqu'un, ici, avant moi, quelques heures, quelques jours plus tôt, a déversé sa bile, s'est retourné l'estomac, s'est laissé racler la gorge à l'envers, a libéré tripes et boyaux.
ensuite
En traversant le hall général avant les portiques mais après les escaliers depuis les quais, je traverse le regard d'une jeune femme qui s'évertue à articuler avec les bras des insultes muettes d'une rare violence à une assemblée d'éphèbes aphones et apathiques. Je les compte, un, deux, trois et ils regardent la jeune femme dans ses yeux forts comme si au fond elle n'existait que trop peu, l'image de sa silhouette se fanant d'ailleurs dès les premières apparitions-treillis de quelques héros souterrains venus par groupe de trois faire la démonstration de leur sens du devoir : ce sont les bienheureux serviteurs (militaires) de la cause Vigipirate en patrouille entre les allées. Avez-vous remarqué, semblent-ils se souffler les uns les autres, combien leurs fusils sont gros et vrais ?
ensuite
Je remonte à la surface (l'air bleu du ciel déferle ici comme un vrai courant d'air) par le corridor de la porte Pont Neuf. Nous prenons le temps, passants pressés que nous sommes, de souffler un peu, jambes immobiles et bras lâchés, sur la vertigineuse pente de notre escalator. Un à un, pourtant, désarçonnés, nous nous retournons, nos yeux vissés direction de ce corps encartonné dans son duvet, allongé sec face contre mur, il dort, il dort sans doute encore, heureux lui qui n'a pas à se lever pour partir travailler le matin. Il dort et sent si fort (nous nous retournons les uns après les autres, vite, un plan large pris à la volée par dessus, ce serait comique !) que nous pressons le pas finalement pour nous extraire de ce cercueil là : il est vrai, il est vrai sans doute, qu'il sent, ma foi, qu'il sentait plutôt, comme un cadavre, un vrai, un gros.
ensuite
Je crois reconnaître en passant rue Berger l'odeur de mayonnaise, de mayonnaise, vraiment, mais pourquoi donc flotte-t-elle autour d'un stand-à-sushis ?
ensuite
Au bout du combiné je tente de joindre ce client qui depuis hier nous harcèle (me harcèle) pour obtenir illico presto rapides réponses à ses trop vastes questions (je note sur mon écran déjà flouté par la poussière un petit triangle de signalisation réservé, dans mon code-écran personnel, aux clients les plus exigeants, ici doux euphémisme pour emmerdeur). Au bout du combiné je tente d'accrocher sa voix mais échoue : le récepteur résonne dans les basses comme une curieuse mélodie de crachats crépitants. Je m'imagine Geiger, le compteur, je m'imagine des plages immenses de galets, de sable fin, loin, très loin d'ici, à l'est du reste de l'occident, saturées de couchers de soleil, d'embruns azures et de belle et grasse (et tendre) radioactivité.
ensuite
Il faut bien que je mange. Je descends donc à la boulangerie G. du coin de la rue où j'ai pris l'habitude de me fournir depuis que je travaille ici. J'y aperçois régulièrement (du moins, c'est déjà arrivé), un corps miséreux qui fait la manche devant la vitrine, un gobelet ouvert sur le rouge de ces pièces dont personne ne veut, un écriteau précis pour indiquer que l'aumône est suggérée, non pas seulement pour sa simple personne, mais aussi pour celle de son fidèle compagnon (le « nous » est souligné). Le chien, allongé par terre sur une couverture molletonnée, baille grassement en attendant sa chair. Je remarque aujourd'hui, avant de repartir avec ma salade mitonné-plastique avec amour (endives-noix-pomme-roquefort : cher journal, vois-tu, je mange équilibré), que le corps qui me fait face n'est pas tout à fait le même que celui qui, quelques semaines plus tôt, tenait ce même écriteau, même gobelet, même cabot, contre cette même portion d'asphalte, sous mes yeux identiques et ceux des autres clients qui (s'im)patientaient déjà l'air absent en file indienne.
ensuite
Enfin quittons l'enfer quotidien et confortable du 16 rue Saint H., traversons vite la rue, longeons la vitrine de la boulangerie G. et, hasard, surprise, quel éclat dans cette main tendue, dans ce gobelet percé, quel fichu, quel corset, quelles manières ! Quel écriteau, aussi, entre les doigts ridés de ce corps là : le même chien allongé par terre sur une couverture imitation léopard. Je fais les compte en y pensant : trois corps différents, trois regards, trois (maigres) butins : mais au fil de la laisse (métaphore), au bas des chevilles et contre le même trottoir : ce quadrupède identique et boursouflé qui, peut-être (sans doute), tire les ficelles de tout ce trafic, déjà lassé, bientôt repus, bientôt ronflant.
Cher Journal, je te le dis bien fort, je trouve l'étalage de toute ces choses, ce même jour, à quelques heures d'intervalles, articulées dans l'ordre et disséquées selon cette chronologie, fort curieux...