La politique des chiffres (tribune) par Eric FASSIN

Publié le 16 mai 2009 par Combatsdh

 « Un mariage sur trois est mixte », écrit Éric Besson dans Libération le 30 avril. Comment arrive-t-on à ce chiffre ? Si l’on considérait seulement les mariages célébrés en France, comme l’a relevé Catherine Coroller dans un premier billet sur son blog, on serait loin du compte : « en 2007, 267 194 mariages ont été conclus en France, dont 35 838 entre un(e) Français(e) et un(e) étranger(e), selon l’Institut national des études démographiques », soit « 13,4% ».

Toutefois, le résultat n’est plus le même si l’on inclut aussi les mariages célébrés à l’étranger. Catherine Coroller en convient, dans un second billet : ces derniers s’élevant en 2007 à 47 869, le total serait donc de 83 707 mariages binationaux.  En réalité, le chiffre est sans doute un peu moins élevé - la très grande majorité des mariages à l’étranger sont certes « mixtes », mais pas tous (même si le Comité interministériel de contrôle de l’immigration, dans son dernier rapport au Parlement, ne s’embarrasse pas de cette précision). Quoiqu’il en soit, on n’atteint toujours pas le tiers : en effet, le nombre total de mariages binationaux doit alors être rapporté au total des mariages conclus en France et à l’étranger : 267 194 + 47 869 = 315 063, soit 26,5%. On est donc plus près du quart. (…)

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 Éric Fassin, sociologue, École normale supérieure, membre de « Cette France-là »

 Combats pour les droits de l’homme publie, avec son autorisation, une tribune d’Eric Fassin parue dans Libération.

Observons en complément qu’on constate une diminution marquée de l’admission au séjour en France de membres de famille de Français, amorcée en 2004 et qui s’est amplifiée ensuite (-15 %). Cette diminution s’explique particulièrement par la baisse du nombre d’admissions au séjour de conjoints de Français (2003 : 49 544 ; 2007 : 38 054).

(voir le rapport dans lequel figure les statistiques détaillées sur les mariages mixtes  dans le 5ème rapport sur les orientations de la poltiique d’immigration, p.56-61).

Notons aussi qu’en application de la loi “Sarkozy” du 24 juillet 2006, le nombre de dossiers de déclaration a chuté de moitié entre 2006 et 2007 (de 30 359 à 15 888), avec le passage du délai de stage de 2 ans à 4 ou 5 ans pour qu’un conjoint de Français puisse déclarer la nationalité française,  Voir ici.

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(…) D’où vient le chiffre que donne Éric Besson ? Il l’a probablement emprunté à Pascal Clément. Le Garde des sceaux avait défendu le 22 mars 2006 son projet de loi sur le contrôle de la validité des mariages dans les mêmes termes : en additionnant les mariages célébrés en France et à l’étranger, en 2005, « un mariage sur trois est un mariage mixte. » Or Éric Besson n’a manifestement pas pris la peine de vérifier l’information donnée par son prédécesseur. En effet, pour obtenir le chiffre rond de 50 000 mariages binationaux en France, Pascal Clément y incluait… les 8 000 mariages entre étrangers ! Surtout, le nouveau ministre de l’immigration n’a pas songé à mettre à jour ces chiffres. Autrement dit, il fait comme si les mariages binationaux n’avaient pas reculé sous l’effet des lois Sarkozy relatives à l’immigration de 2003 et 2006, mais aussi, justement, de la loi sur le contrôle de la validité des mariages : celle-ci visait déjà explicitement à réduire « l’immigration subie » - et en particulier à faire baisser les chiffres des mariages binationaux. Le résultat de cette politique, c’est qu’en France, entre 2003 et 2007, alors que le nombre de mariages entre Français n’a guère bougé (il a à peine augmenté), les mariages binationaux ont baissé de près d’un quart (de 46 800 à 35 838). Il était inexact de dire en 2006 qu’un mariage sur trois était mixte ; trois ans plus tard, c’est faux.

Sans doute aurait-on mauvaise grâce à reprocher au nouveau ministre son manque de compétence, puisque lui-même ne s’en cache pas. Interrogé en janvier 2009 dans Le Monde, au moment de prendre son nouveau ministère, sur les attaques qu’il avait portées contre la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy dans son pamphlet de 2007, Éric Besson explique qu’elles n’étaient pas de sa plume. En effet, « ce n’était pas ma compétence. » Le ministre n’est pas un expert : c’est un politique. À quoi servent donc ces chiffres - sinon à donner l’illusion du sérieux ? Leur utilité est purement rhétorique. Relisons la tribune d’Éric Besson : contre ceux qui dénoncent le « délit de solidarité », il affirme que « la France reste une terre d’immigration et de métissage ». Les mariages mixtes en seraient le signe positif. Il est d’autant plus remarquable qu’Éric Besson emprunte son chiffre au discours de Pascal Clément que celui-ci en donnait au contraire une lecture négative : loin de glorifier le « métissage », il instituait un « chauvinisme matrimonial » en faisant porter sur les mariages mixtes un soupçon a priori de fraude. Bref, non seulement les chiffres sont approximatifs, mais en outre on leur fait dire une chose et son contraire.

Le problème, ce ne sont donc pas les chiffres eux-mêmes. C’est la rhétorique politique du ministre, d’autant plus péremptoire qu’il est moins rigoureux. Prenons l’entretien qu’il accorde au Journal du dimanche le 2 mai : « Les socialistes sont toujours divisés et hypocrites sur ces questions ; Jospin, Chevènement, Vaillant avaient, eux, une politique ‘sécuritaire’ assumée. Le PS est à la peine car il sait que notre politique d’immigration est la même que celle des travaillistes anglais ou des socialistes espagnols ou portugais. Résultat : Martine Aubry ne dit rien. » La vivacité de l’attaque masque mal la confusion intellectuelle : la politique d’immigration ferait-elle donc partie de la politique sécuritaire ? C’est pourtant ce que le ministre prétend dépasser, en « alliant fermeté et humanité ». La politique des chiffres ne serait-elle finalement qu’une politique du chiffre ? Le fait est que la célébration de la générosité nationale s’accommode mal d’un traitement sécuritaire des mariages mixtes : la politique dirigée contre « l’immigration subie » explique leur recul, qui est aussi le recul du métissage.

Contre « l’angélisme » qu’il prête à ses critiques, Éric Besson se veut la voix de la raison - comme si la réalité ne laissait aucune alternative politique, comme si les faits imposaient leur loi. Or la controverse sur le délit de solidarité l’a bien montré, c’est justement quand il est attaqué sur le terrain des faits que le ministre s’agace, autrement dit, quand on lui demande de rendre raison de l’écart entre son discours et la réalité. Il est donc temps que le ministre hier chargé d’évaluer ses collègues soit aujourd’hui soumis à une évaluation rigoureuse : à défaut de compétence, ne peut-on en attendre au moins la cohérence ? Demander des comptes à nos gouvernants (et d’abord de savoir compter…), ce n’est pas succomber aux facilités du cœur ; c’est une exigence de la raison démocratique.