La voie du sang des soldats de la Grande Armée

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

La Grande Guerre a popularisé l'image du Poilu et de son fidèle Lebel. Dans le même esprit, on peut écrire que, sous l'Empire, le meilleur ami du soldat qui part pour la guerre, c'est son arme : fusil pour le fantassin, sabre pour le cavalier, voire canon pour l'artilleur. Un peu démuni au milieu de ces « vrais » guerriers, apparaît l'homme du génie, principalement l'officier, communément désigné sous le sobriquet de « M. Problème » par les grenadiers et autres chasseurs ou voltigeurs qui, dans tous les cas, le tiennent en piètre estime. A tort, lorsque l'on découvrira de quel stoïcisme obscur et efficace seront capables, en Russie, au sein d'une armée anéantie et démoralisée, les sapeurs et les pontonniers du génie placés sous les ordres du général Eblé.

Faisons donc une inspection rapide des outils à tuer mis à la disposition des soldats de la Grande Armée pour accomplir leur devoir.

Pour le fantassin, un fusil modèle 1777, revu et corrigé en l'an IX : long de 1,529 mètre, il pèse 4,400 kilos. La balle sphérique - 20 grammes - est de calibre 17,5. Le tir est précis jusqu'à... 150 mètres, efficace jusqu'à 200, 250 mètres. Au-delà, on est dans le domaine incertain et incontrôlable de la chance ou de la malchance. Tirer avec  une pareille arme ressortit au domaine du cérémonial : il faut d'abord déchirer la cartouche avec les dents, ce qui nécessite de bonnes dents, car le papier contenant la cartouche est mince mais résistant. La cartouche, qui contient la balle et la charge de poudre, (12 grammes) est renfermée dans la giberne ; il faut ensuite verser cette poudre, un mélange de salpêtre, de charbon et de soufre, en partie dans le bassinet et le reste dans le canon et la bourrer avec la baguette du fusil. Le tireur doit ensuite armer le chien. L'opération seule de chargement s'effectue en... 12 temps ! En ce qui concerne la cadence de tir, on considère que 4 balles tirées en 3 minutes constituent un score honorable. Score qu'il ne faut pas trop s'acharner à améliorer : en effet, après 50 ou 60 coups, il est nécessaire de décrasser le canon et, parfois, de le refroidir. A ce sujet, Coignet nous explique sobrement que les exigences de la nature peuvent s'avérer utiles.


Les soldats sont, heureusement pour les résultats à obtenir, disposés sur trois rangs : le premier à genoux, le second debout, le troisième étant chargé de passer les fusils approvisionnés aux tireurs. Chaque rangée fait le coup de feu à tour de rôle. Le fusil ne dispose pas de hausse, aussi le fantassin utilise-t-il, en lieu et place, le pouce de sa main gauche. Sommaire, évidemment, mais, de toute façon, en face, on n'est pas mieux loti.

Ajoutons que, par sa nature chimique, la poudre dégage une épaisse fumée noire qui, faute de vent, conduit rapide- ment les soldats à tirer à l'aveuglette ; comme il est pratiquement impossible de faire feu par temps de pluie ou de brouillard très humide, on peut résumer la question en disant que cette arme, compliquée et peu sûre, vaut essentiellement par sa  « fourchette », cette baïonnette à lame triangulaire prolongeant le fusil. C'est elle l'arme véritable du fantassin.

Quant à l'entretien, quel pensum ! Après les marches, après le combat ; après la peur, et avant la quête, toujours lancinante, d'une quelconque provende, il faut, en priorité, bichonner ce satané fusil : démonter le canon, le laver et le sécher, essuyer les batteries, passer un linge gras sur toutes les parties métalliques, vérifier l'état de la provision de pierres - si elles viennent à manquer, ne pas hésiter à faire les poches des morts et celles des prisonniers -, et les ajuster soigneusement (si la fouille ne donne rien, se transformer en homme de l'âge de pierre en brisant un caillou avec le dos d'une hache, et en fabriquer une adaptée). En dépit de toutes ces contraintes, le soldat y tient, à son fusil. Il lui est si familier que, s'il le perd, c'est, d'abord, le sien qu'il cherche, et pas celui d'un autre.

Ainsi, au cours de la retraite de Russie, le sergent de la Garde, Bourgogne, s'aperçoit que son fusil qui, en six ans, ne l'a jamais quitté, est introuvable. La quête serait impossible pour qui que ce soit. Pas pour ce brave car, à toute heure du jour ou de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou au bruit qu'il fait en tombant, il le reconnaît sans difficulté.

Si le fusil n'est pas vraiment un foudre de guerre, le sabre, lui, en revanche, quelle merveille ! Il est vrai que, sous l'Empire, cette arme sublime et terrifiante a certaine- ment atteint son apogée, tant sur le plan de l'utilisation au combat que sur celui de l'élégance : sans aucun chauvinisme, les sabres français du premier Empire ont été - et restent - les plus beaux du monde (1).

Voici quelques types (et non pas modèles) de sabres utilisés par les cavaliers de Napoléon.

La cavalerie lourde (cuirassiers, carabiniers, dragons) dispose d'une arme pesante, dont la lame droite, atteint près d'un mètre. Parmi ces sabres, accordons une mention spéciale à ceux qui arment les superbes grenadiers à cheval, un modèle tout à la fois imposant et élancé, créé par le célèbre manufacturier de Versailles Nicolas Boutet.

Les cavaliers légers (hussards, chasseurs à cheval, chevau-légers lanciers) possèdent des sabres à lame courbe, plus courte (87 centimètres environ). Les premiers cités, les hussards, resteront longtemps fidèles à « leur » sabre -- monture en laiton à une branche et oreillon, poignée sans filigrane ; les autres adopteront sans réserve le sabre de cavalerie légère du modèle de l'an IX et de l'an XI (la modification principale porte sur l'épaisseur du fourreau jugée insuffisante dans la première version) : monture à trois branches, calotte à longue queue, oreillons de garde pour éviter que la lame ne joue dans le fourreau. La version de ce sabre pour les officiers, plus fine, est une merveille d'élégante simplicité.

Une mention particulière doit être faite, à cause de sa popularité - quel collectionneur, même modeste, ne dis- pose pas d'au moins un exemplaire ? - du légendaire « briquet », petit sabre d'infanterie, plus utilitaire que réellement guerrier, distribué, entre autres, aux grenadiers de l'infanterie de ligne et aux voltigeurs de l'infanterie légère, leurs camarades de la Garde étant dotés d'un modèle qui, bien sûr, leur est propre. Il faut arrêter ici cette énumération qui, pour les non-initiés, pourrait devenir fastidieuse, l'amateur étant supposé avoir à sa disposition une biblio- thèque richement fournie.

Ce qu'il importe de savoir, c'est que ces sabres, à qui les vitrines des musées font perdre de leur crédibilité, étaient de redoutables coupe-chou affûtés comme des rasoirs et, bien maniés par des mains expertes, portaient des coups meurtriers.

Pour illustrer le présent propos, citons l'anecdote sui- vante rapportée par un officier du 8e régiment de chasseurs à cheval : pendant la campagne de 1813, à Goldberg, en Prusse, les Français attaquent une unité de la landwehr retranchée dans son camp, non loin de la ville. Les cavaliers chargent les fantassins prussiens, des territoriaux peu aguerris. Au moment de pénétrer dans le camp, l'officier commandant le détachement français voit l'un de ses chasseurs, nommé Vermot, un colosse doué d'une force peu commune, se dresser sur ses étriers et porter sur un Prus- sien un coup de sabre tel que le mince bonnet de drap coiffant ces soldats improvisés n'opposant qu'un faible obstacle au tranchant de la lame, la tête du malheureux fut littéralement fendue en deux.

On ne saurait mieux dépeindre, en quelques mots, les capacités guerrières du sabre.

Imaginons le spectacle offert par quelques milliers de cavaliers, sabre au clair, passant la revue de l'Empereur. Spectacle inoubliable avec ses étincelles d'acier dans la lumière.

Comment, alors, s'étonner que le sabre ait son poète, son chantre, en la personne d'un officier de cavalerie légère, Antoine-Fortuné de Brack. Cet homme, réputé fort séduisant, qui eut, parmi de nombreuses autres, une liaison célèbre avec la comédienne Mlle Mars, a laissé un petit ouvrage intitulé Avant-Postes de cavalerie légère dans lequel on trouve tous les conseils indispensables pour tirer le meilleur parti de ces belles lames.

La conviction de de Brack est persuasive : « Le sabre, écrit-il, est l'arme dans laquelle vous devez avoir le plus de confiance, parce qu'il est bien rare qu'elle vous refuse service en se brisant entre vos mains. »

Immédiatement après cet axiome, vient le mode d'emploi d'un sabre de cavalerie légère.

Règle de base : privilégier les coups de pointe - ce qui n'est pas une évidence avec une arme à lame courbe, de flèche plus ou moins prononcée, qui incite davantage à pratiquer une escrime de taille. Pourquoi les coups de pointe ? Parce que ce sont les seuls qui tuent, les autres ne faisant que blesser. C'est avec ces coups de pointe que, lors des premières guerres d'Espagne, les cavaliers français se firent une redoutable réputation d'efficacité qui démoralisa les troupes espagnoles et anglaises (de Brack évoque les « premières ») guerres d'Espagne, car son cours s'adresse aux officiers et sous-officiers du 8e régiment de chasseurs à cheval en 1831).

Il ne faut pas pour autant négliger l'escrime de taille : le coup de tranchant le plus puissant est le revers, souverain contre un cavalier que l'on dépasse ou contre un cuirassier dont les flancs sont bien protégés. Mais le coup doit être porté « à hauteur de cravate », parce qu'un cavalier menacé à toujours tendance à baisser la tête : le coup portera donc au visage - ce qui est excellent -, au pire, à l'épaule ou à l'avant-bras. Dans tous les cas, l'adversaire sera hors de combat.

Poursuivons la leçon : pour atteindre à ce résultat, il faut serrer fortement la poignée de son sabre afin qu'elle ne tourne pas sous le choc puis sabrer en sciant pour que la lame pénètre plus profondément. Explication : tout tranchant est une scie plus ou moins fine qui ne produit son effet qu'en se « promenant (!) horizontalement sur l'objet qu'elle attaque ». D'où la nécessité, au moment où l'on frappe, de ramener la main en arrière : c'est dans ce geste que résidait le secret des terribles coups de sabres des mamelouks.

Pour porter un coup de pointe, pas d'hésitation, il faut frapper le flanc de l'adversaire mais pas n'importe comment : en prenant soin de présenter la lame horizontalement. Comment ferait-elle sinon pour pénétrer proprement entre les côtes ? Le coup se porte « à fond » et rapidement sans oublier de replier aussitôt le coude vers l'arrière.

Une interruption pour l'examen d'une application sur le terrain. Un cavalier raconte comment, en Russie, il s'est débarrassé lestement d'un adversaire : il le laissa approcher jusqu'à ce que son genou droit touchât presque celui de l'adversaire. Après une parade du fort de la lame, il riposta par un coup droit, la main en quarte, le tranchant à gauche, perça son « sauvage » de part en part, et la vitesse d'impulsion de son cheval doublant celle du geste du cavalier français, la poignée de son sabre vint buter contre le flanc de l'adversaire. Difficile de faire mi eux et plus. La leçon avait été bien comprise.

Si le coup de pointe, malgré tout, ne suffit pas pour faire mordre la poussière, un bon petit coup de revers finira le travail. C'est de cette manière que le maréchal des logis Guindey, du 10e régiment de hussards, tua le prince Louis de Prusse, neveu du grand Frédéric, à Saalfeld, le 10 octobre 1806.

Il se conçoit qu'une arme si fidèle et si efficace, sans avoir les exigences du fusil, demande quelques attentions bien affiler la lame avec une petite scie très douce dont le cavalier avisé ne se sépare jamais - sinon, une pierre à faux trouvée dans la campagne peut y suppléer ; ne pas la remettre négligemment dans le fourreau, mais l'y faire descendre lentement et ne jamais la ranger sans l'avoir soigneusement essuyée : il n'est de pires ennemis d'une bonne lame que l'eau de pluie, la neige, et, bien sûr, le sang qui, faute de cette précaution, stagneront au fond du fourreau et attaqueront l'acier.

Dernier petit conseil d'utilisation, assez inattendu dans sa formulation : lors d'une charge, on doit frapper « avec verve ».

Cette revue des armes blanches ne serait pas tout à fait complète si l'on ne faisait pas mention d'une arme bien élégante elle aussi, avec sa flamme battant au vent de la charge : la lance, que de Brack tient pour l'arme blanche dont l'effet moral est le plus puissant, car ses coups sont les plus meurtriers. C'est tout dire !

Quant à l'artillerie, cette arme savante que l'Empereur n'évoquait jamais sans préciser qu'il avait eu l'honneur de servir en qualité de lieutenant dans le corps royal de l'artillerie, sa description se limitera à l'essentiel tant le service des pièces est compliqué.

Le système en vigueur pendant toutes les campagnes de l'Empire est celui dit de Gribeauval (2), du nom du premier inspecteur général de l'artillerie qui le mit au point à la suite de l'ordonnance de 1764. Sans conteste, la meilleure au moment des guerres de la Révolution, l'artillerie française s'était à peine modifiée au moment de l'Empire. On peut cependant noter un changement dans les calibres - jusqu'alors 4, 8 et 12 selon le poids du boulet exprimé en livres - dû, si on l'en croit, à Marmont. Celui-ci, pendant le Consulat, avait proposé à Bonaparte de substituer aux calibres 8 et 4 le 6 « qui produit presque l'effet du 8 et est très supérieur au 4 ». Autre avantage non négligeable du 6 : c'est le calibre qu'utilisent les artilleries étrangères. L'armée française combattant la plupart du temps hors de ses frontières, elle pourrait se servir dans le parc de munitions de l'ennemi.

Les récits des campagnes font toujours la part belle aux fantassins et aux cavaliers, mais moins souvent aux artilleurs. Quelle est, sous l'Empire, la place d'un officier d'artillerie ? Artilleur de formation, Marmont répond lucidement : l'importance relative de l'individu diminue au fur et à mesure qu'il s'élève dans la hiérarchie. Le grade le plus brillant ? celui de capitaine qu'on ne saurait comparer à son égal de toute autre arme. Mais après, il n'y a plus de comparaison possible : un colonel d'artillerie n'est rien, comparé à son homologue commandant un beau régiment d'infanterie ou de cavalerie, et le général de l'arme savante n'est que « le très humble serviteur d'un général commandant une simple division ». Toutes choses, bien sûr, auxquelles on ne songe pas encore lorsque, tout frais émoulu de l'Ecole polytechnique, on « ratisse tous les jours sur les X et les Y depuis 5 heures du matin jusqu'à 7 heures du soir » à l'Ecole d'application de l'artillerie de Metz.

Quel que soit le calibre, il faut six hommes pour assurer le service d'une pièce : à droite et à gauche, les « premiers servants » qui s'occupent de la charge ; le pointeur, qui assure l'amorçage, est à gauche ; un quatrième, dirigeant la pièce et assistant le pointeur, se tient à droite ; le cinquième, en charge du boutefeu, et appelé « second servant », se trouve à droite ; enfin, le sixième ou « servant de gauche », approvisionne le canon.

Plus encore que celle du fusil, la mise en œuvre d'une pièce : chargement, approvisionnement, pointage-amorçage et mise à feu, se décompose en plusieurs temps et plusieurs mouvements pour chaque homme et chaque opération. Un véritable ballet qui s'exécute dans une fumée noire et dans un fracas assourdissant. Dans les cris et les hurlements de douleur aussi car, du fait de la portée utile réduite des pièces, on se canarde respectivement à une distance de 4 à 500 mètres environ. Et à cette distance, beaucoup de coups font mouche.

Le spectacle est, à n'en pas douter, majestueux surtout lorsque, à Wagram, cent pièces en ligne - la « grande batterie » aux ordres du général Lauriston - vomissent des dizaines de milliers de boulets qui hachent, arrachent, broient, et transforment hommes et chevaux en une répugnante bouillie d'os brisés, de chairs déchirées baignant dans une mixture de boue et de sang.

Dans nos rangs, les boulets de l'ennemi sont tout aussi rageurs. A Eylau, les 7 et 8 février 1807, le sous-lieutenant d'infanterie de la Garde, Jean-Baptiste Barrès, est avec ses hommes sous le feu d'une immense batterie qui tire sur eux de plein fouet : « Une fois, la file qui me touchait à droite fut frappée en pleine poitrine ; un instant après, la file de gauche eut les cuisses droites emportées. Le choc était si violent que les voisins étaient renversés comme les malheureux qui étaient frappés. »

Une description que l'on peut trouver dans presque tous tes mémoires de ce temps, et celle-ci est assez éloquente dans sa simplicité.

Si les anciens des campagnes de la Révolution ont le cœur bardé de plomb, les plus jeunes, à la vision d'un champ de bataille, sentent leurs tripes se révulser. Car ces champs de bataille, si glorieux qu'ils soient : Austerlitz, Iéna, Friedland, Eylau, Borodino-la Moskowa..., sont, après l'action, des marécages sanglants : Ce spectacle me glaça d'effroi », se souvient Barrès découvrant, pour la première fois de sa vie, le 16 octobre 1805, un « champ d'honneur » celui d'Elchingen, là où deux jours auparavant, le maréchal Ney avait gagné son titre de duc.

Dans ce monstrueux florilège, où se mêlent fraternellement la gloire, la souffrance et la mort, la palme revient, si l'on ose écrire, au champ de bataille d'Eylau : « Quel épouvantable spectacle présentait ce sol, naguère plein de vie, où cent soixante mille hommes avaient respiré et montré tant de courage ! La campagne était couverte d'une épaisse couche de neige que perçaient çà et là les morts, les blessés et les débris de toute espèce ; partout, de larges traces de sang souillaient cette neige devenue jaune par le piétinement des hommes et des chevaux. Les endroits où avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques à la baïonnette et l'emplacement des batteries étaient couverts d'hommes et de chevaux morts... Sur quelque point que la vue se portât, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traînaient, on n'entendait que des cris déchirants. Je me retirai épouvanté. » Et c'est un soldat qui a écrit ces lignes !

Il n'est pas étonnant que l'Empereur lui-même ait vu, dans la bataille d'Eylau, la plus horrible boucherie d'hommes depuis le début des guerres de la Révolution « Un spectacle propre à inspirer aux princes l'amour de la paix », aurait-il même soupiré. A Eylau, les armes évoquées plus haut avaient bien fait leur travail : sur l'espace minuscule d'une lieue carrée, on dénombrait 10.000 hommes et 4.000 chevaux fracassés, restés dans cette bouillasse jaunâtre, et, parmi les morts - car, à cette époque, les hauts gradés étaient à la tête de leurs troupes -, deux généraux : Corbineau et d'Hautpoul (3). Au nombre des blessés (16.000), un maréchal : Augereau et trois généraux : Suchet, futur maréchal, Heudelet, Desjardins. Ne parlons même pas des colonels. De tous temps, et c'est encore plus vrai sous l'Empire, un colonel monte au feu comme un sous-lieutenant ; seul, la largeur du sillage sanglant fait la différence.

Cela vaut aussi chez l'adversaire : parmi leurs 20.000 blessés, 9 généraux dont le général-lieutenant Doctoroff et le général-major Barclay de Tolly.

Napoléon lui-même n'était jamais très éloigné des boulets. Aussi, soucieux d'apaiser une inquiétude que ressentait (peut-être) Joséphine, prit-il, ce jour-là, le temps de griffonner un billet :

« Eylau, 3 heures du matin, 9 février 1807.

« Mon amie, il y a eu hier une grande bataille. La victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde. La perte de l'ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin, je t'écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime.

« Tout à toi.

« Napoléon. »

Si le champ de bataille d'Eylau, « le plus affligeant des tableaux » selon les mots de l'officier peintre de batailles, Lejeune (4), a fortement impressionné tous ceux qui ont combattu dans ce cirque de neige, il n'est pas le seul du genre. La voie du sang est infinie.

Grand-guignolesque, Ebelsberg l'est tout autant. Cette petite ville sur la Traun avait été, le 3 mai 1809, pendant la seconde campagne d'Autriche, le théâtre d'une empoignade particulièrement féroce au cours de laquelle s'était illustré le général Coehorn (5). Au début de mai 1809, les Français sont en marche sur Vienne. Non loin de Linz, il faut, en un point nommé Ebelsberg, traverser une rivière, la Traun, divisée en tant de bras que le pont qui la traverse est d'une longueur démesurée. Venant de Linz, le maréchal Masséna est tête de colonne. Compte tenu de la configuration de la ville - elle est commandée par un château fort entouré d'un double fossé -, il eût été préférable de jouer la prudence : outre sa position réellement forte, la ville abrite en effet une trentaine de milliers de soldats et plusieurs batteries d'artillerie.

Napoléon ne désire pas prendre Ebelsberg coûte que coûte, car il peut faire marche en direction de Vienne par l'Enns, une autre rivière qui coule dans la même direction que la Traun, mais à quelques lieues plus loin. Téméraire- ment, Masséna décide de faire forcer le pont d'Ebelsberg par la division du général Claparède. Dans cette division, une brigade est sous les ordres du général Coehorn. Ses soldats ? Non pas de prestigieux grenadiers de la Garde, mais de plus humbles tirailleurs corses et des voltigeurs du Pô. Ces hommes qui, d'ordinaire, ne permettent guère d'embellir les mensongers bulletins de la Grande Armée, vont pourtant, malgré un feu d'une violence inouïe - vingt pièces tirent à mitraille dans l'enfilade de ce pont long de 200 toises -, pénétrer avec leur chef dans Ebelsberg.

Pour stopper les colonnes françaises qui s'engouffrent à la suite de la brigade Coehorn, ou de ce qu'il en reste, les Autrichiens ne trouvent qu'un moyen : mettre le feu à la ville pour isoler les Français qui y ont pris position et les empêcher d'être rejoints. Le cercle mortel dans lequel on enferme le scorpion ! Trois heures durant, c'est un enfer de catéchisme : feu, fer, cris, désolation, désespoir. Quand les Français enfin secourus et l'ennemi en retraite, Napoléon entrera dans Ebelsberg, c'est une horreur différente de celle d'Eylau qu'il découvrira, une horreur moins démesurée mais exemplaire dans son raffinement. Dans la ville réduite en cendres, les ruines fument encore huit jours après le combat. Arrivé avec l'Empereur, le général Savary raconte : « Tous les malheureux blessés [français et autrichiens] qui s'y étaient réfugiés furent brûlés. Les rues et les maisons présentaient le plus hideux spectacle des maux que souffre l'humanité pour les querelles des rois et il n'y a pas d'amour de la gloire qui puisse justifier un pareil massacre. Pour achever le tableau, il suffira de dire que l'incendie était à peine achevé que l'on fut obligé de faire passer les cuirassiers d'abord, puis l'artillerie, à travers la ville pour les porter sur la route de Vienne. Que l'on se figure tous ces hommes morts cuits par l'incendie, foulés ensuite aux pieds des chevaux, et réduits en hachis sous les roues du train d'artillerie. Pour sortir de la ville par la porte où le général Coehorn avait perdu tant de monde, on marchait dans un bourbier de chair humaine cuite qui répandait une odeur infecte. Cela fut au point que, pour tout enterrer, on dut se servir de pelles comme pour nettoyer un chemin bourbeux. »

Rédigeant ses Mémoires, le général Lejeune, l'un des aides de camp du chef d'état-major de la Grande Armée, le maréchal Berthier, s'en souvenait encore : passant avec l'Empereur sous la fameuse porte - une voûte à plusieurs arcades de la largeur d'une seule voiture où gisent sur quelques mètres carrés les corps amoncelés de six cents Français et Autrichiens, certains peut-être encore vivants -, Lejeune note que « les jambes des chevaux s'enfonçaient dans cette boue de chair et de sang humain encore chaud ; nous éprouvâmes un vif sentiment de dégoût et d'horreur dont je n'ai jamais perdu le souvenir ».

En espérant qu'il ne soit pas apocryphe, ajoutons ce mot de Napoléon rapporté par Savary : «Il faudrait que tous les agitateurs de guerres vissent une pareille monstruosité ils sauraient ce que leurs projets coûtent de maux à l'humanité. »

De la Russie, nous retiendrons le champ de bataille de Borodino-la Moskowa, vu par un ingénieur-géographe de la Grande Armée, Eugène Labaume (6), le 30 octobre 1812, soit 52 jours après la grande empoignade. Sur le terrain, les 20.000 morts sont toujours là, mais ils n'ont plus figure humaine. C'est le moins que l'on puisse écrire : il n'en reste que les os auxquels adhèrent un peu de chair que les oiseaux de proie n'ont pas encore arrachée.

Voici encore ce Borodino-la Moskowa, vu par Philippe de Ségur, avec ses arbres coupés par les boulets à quelques pieds du sol, avec sa terre couverte de débris de casques, de cuirasses, de tambours crevés, de lambeaux d'uniformes, avec, pour garder des étendards tachés de sang bruni, trente mille cadavres - c'est courant, les chiffres diffèrent - à demi dévorés, tandis que quelques squelettes, restés sur l'une de ces collines dominent cette scène de désolation. Cette colline et sa garde funèbre, c'est la Grande Redoute.

Autant de spectacles capables d'impressionner les plus insensibles.

Toutefois, on note chez les combattants un endurcissement progressif qui, pour être inévitable, n'en prend pas moins parfois un tour cynique : le 14 novembre 1809, avant de quitter l'Autriche, la paix enfin signée, le régiment de chasseurs à cheval auquel appartient le jeune Tascher se rassemble à Essling. Sur le terrain où le maréchal Lannes a été blessé à mort le 22 mai, des cadavres, dont on identifie l'unité grâce aux boutons de leur uniforme, attendent toujours - depuis six mois ! - qu'on leur rende un dernier devoir et qu'on leur accorde un asile pour le grand repos. Vaine attente. Morts, les soldats que l'on faisait marcher au tambour pour les fantassins, à la trompette pour les cavaliers, ces soldats qui, si l'on vient ajouter foi à une légende tenace, couraient à la mort en criant  « Vive l'Empereur », n'intéressent plus que les corbeaux : ceux-ci, plus, « fidèles aux vues de la nature, en hâtant la destruction de ces débris infects, rendent [ces cadavres] au néant qui les réclame ».

Le soldat, plus fruste, et pour peu qu'il soit blindé par quelques années de campagnes, n'a pas forcément ces nobles élans de délicatesse. Devant le même tableau, il en est un qui s'exclame gaiement en voyant les corbeaux à l'œuvre : « Vois-tu ces coquins-là qui viennent manger les yeux de nos camarades ! » Plus cruelles encore ces paroles entendues dans les ruines du village autrichien d'Efferding, près de Linz, où comme souvent, les combats ont eu pour conséquence de porter l'incendie dans les maisons. Dans les rues désertées, des cadavres grillés montent la garde devant les portes. Voyant cela, un soldat a ce mot atroce « Camarades, il me semble qu'on a fait une belle noce ici ; les convives ont jeté le rôti par les fenêtres. »

Le conscrit, lui, fait un détour la première fois qu'un tel spectacle s'étale sous ses yeux, à la grande joie des anciens qui l'accablent de plaisanteries macabres et, peut-être est-ce mieux ainsi. Cette fraîcheur d'âme du bleu ne dure pas au début, résume l'un des anciens, il décrit un cercle de vingt pas tout autour de peur de toucher les cadavres ; plus tard, il se rapprochait, plus tard, il marchait dessus sans façon. Il vaut mieux, de toute manière, qu'il s'endurcisse, notre conscrit, car, lorsque viendra le moment des représailles, parfois nécessaires ou inévitables, il ne sera pour lui d'autre ressource que de s'enfuir - ce serait déserter - ou de participer - ce qui revient à perdre son âme.

Cependant, pour tragique qu'il soit, le spectacle de la guerre ne manque pas de grandeur. D'où cette fascination qui étreint certains d'entre nous. Regardons les environs de Landshut, en Autriche, le 22 avril 1809. Nous entendons dans le lointain le grondement prolongé et furieux de l'artillerie. Comme tout bon officier en ce temps, nous « marchons au canon » et, pour arriver plus vite, nous coupons à travers champs. Nous voici sur une hauteur. En bas, la ville de Landshut et, dans la plaine, les troupes françaises lancées à la poursuite des Autrichiens du général Hiller. C'est un spectacle magnifique qui s'offre à nos yeux : l'infanterie, la cavalerie, le canon, la fumée, réunis dans un ballet mortel donné dans l'une des plus riantes et des plus fertiles campagnes d'Allemagne et sous un beau soleil de printemps.

C'est sans doute la majesté et l'indéniable élégance de ces régiments de fantassins se déployant sous leurs baïonnettes, la folle allure de ces escadrons de cavaliers chatoyants sabre au clair qui expliquent l'attraction qu'exerce l'imagerie impériale. C'est certainement aussi parce que ces combats prodigieux, nous ne pouvons que les imaginer. Nous n'avons pas piétiné ces corps réduits en pulpe sous les sabots des chevaux et les roues des caissons d'artillerie nous n'avons pas entendu les hurlements des blessés sciés a vif par les chirurgiens ou supposés tels ; nous n'avons jamais trébuché, à l'entrée d'un bâtiment, sur des piles de bras et de jambes jetées par les fenêtres.

Mais si horrible, si choquante qu'elle puisse apparaître parfois, l'histoire des soldats de la Grande Armée reste la plus étourdissante, la plus prodigieuse des chansons de geste.

Et qu'en pensent ceux qui en furent les acteurs ? Le 5 mai 1831, lorsqu'il s'adressera à ses chasseurs à cheval du 8ème régiment en garnison à Dôle, le lieutenant-colonel de Brack, qui fut l'un des protagonistes de ce qu'il appelle « le plus sublime des drames », dira ceci : « Nous avons eu sur vous l'avantage de ces beaux jours d'Iéna, de Friedland, de Wagram, d'Eylau, de Mojaïsk, qui ont endurci nos corps et formé nos jugements. »

Le trajet pour rejoindre la lice dure infiniment plus longtemps - des jours, voire des semaines - que la joute elle-même : un épisode de quelques dizaines d'heures se déroulant sur un espace de quelques kilomètres carrés.

Le commandant Henry Lachouque, qui est sans conteste le plus méticuleux des chroniqueurs de l'épopée, a effectué un relevé des mesures de ces champs clos : 8 kilomètres sur 8 pour Austerlitz, 12 sur 12 pour Friedland, 25 sur 20 pour Wagram - le plus étendu -, 9 sur 6 seulement pour Borodino-la Moskowa, l'un des plus - mais les superlatifs ont-ils encore quelque sens ? - épouvantables carnages avec ses 80.000 hommes hors de combat, tués ou blessés, 12 sur 12 pour Leipzig et seulement cinq kilomètres sur quatre pour l'acte final, Waterloo.

Vu d'une certaine distance, le spectacle est harmonieux ; le général Lejeune nous l'a décrit en artiste, et, avant lui, le futur capitaine Coignet a évoqué, à propos d'une bataille menée sous le Consulat, Marengo, la même image, celle de la division du général Desaix arrivant l'arme au bras, telle une « forêt que le vent fait vaciller ».

De près, c'est le règne de la confusion, apparente seulement. Les feux de l'infanterie et, plus encore, ceux de l'artillerie, enveloppent hommes, chevaux, terrain, d'une fumée opaque aveuglant, selon la fortune du vent, l'un ou l'autre camp. A tout moment, une colonne d'infanterie surprise peut être sabrée sans avoir eu le temps de croiser les baïonnettes.

Une bataille sous l'Empire, ce n'est plus la guerre joliment désignée par l'expression de guerre en dentelles ; ce n'est plus une guerre dont les protagonistes se prient courtoisement de tirer les premiers. Et si les formes n'ont pas entièrement disparu, l'empoignade, c'est vraiment l'enfer. Dans le vacarme des pièces, on court devant soi jusqu'à ce que l'on trouve le ventre de l'adversaire, ventre qu'il faut crever d'un magistral coup de baïonnette avant que l'autre n'ait le loisir de vous infliger un traitement tout aussi radical. Il y a en outre tout ce maelström de la cavalerie qui virevolte, essayant d'éviter les boulets, encore assez forts en fin de course pour fracasser les jambes des chevaux. Et cette cavalerie, encore faut-il s'assurer qu'elle est bien la vôtre, sinon, les visages s'ouvrent, les têtes se décollent sous l'éclair fulgurant des lames.

Oui, une bataille sous l'Empire est un spectacle. Terrifiant et grandiose.

Au-dessus du chaudron, l'Empereur, bien sûr, et, si l'on ose écrire, dans la marmite avec leurs hommes, les chefs, maréchaux et généraux : en effet, faute de ces moyens de communication qui nous sont aujourd'hui si familiers, ils doivent prendre seuls, au moins les meilleurs d'entre eux, des initiatives capables d'influer sur le déroulement et l'issue de la bataille tout entière. Simplifions en disant que le maréchal, ou le général, car le maréchalat est une dignité purement civile, doit pouvoir être alternativement, et sans délai de réflexion, sous-lieutenant pour plonger dans la fournaise et ranimer par la vertu de sa seule présence l'ardeur défaillante d'une poignée de combattants, puis, de nouveau général pour diriger, par aides de camp interposés, les quelque vingt mille hommes de son corps d'armée.

Le chef ! Dans ces guerres d'hommes, dans ces combats où la supériorité du matériel ne fait pas, comme de nos jours, parfois toute la différence, le chef, celui qui a pour mission d'emmener ses soldats sur la voie du sang, est un exemple et, dans les moments difficiles, un espoir : « La figure d'un chef, dit de Brack, est souvent consultée ; il faut qu'il ne l'oublie jamais ; il doit ne permettre d'y lire que quand il veut bien y laisser lire. »

En effet, quelle que soit l'importance de la troupe, donc quel que soit le grade de l'officier, l'avant-bataille est pour le chef une épreuve implacable. Malheur au visage qui pâlit sous tel ou tel chapeau ; aux épaulettes et aux galons qui se courbent sous le vent d'un boulet ; malheur à qui est condamné à ce tribunal de tous où seul l'honneur préside. Il ne s'en relève pas.

Il est humain, normal d'éprouver de la peur. Le maréchal Lannes que Junot, intrépide risque-tout et fin connaisseur, tenait pour l'homme le plus brave de l'armée avait coutume de dire : « Ceux qui prétendent n'avoir jamais eu peur sont des menteurs ou des jean-foutre », et à Napoléon, il avait un jour confié : «Je crains la guerre ; le premier bruit me fait frissonner, mais ensuite, quand j'ai fait le premier pas, je ne pense plus qu'au métier. » Quel aveu de la part d'un soldat de cette trempe ! Quelle humilité ! Donc, quelle grandeur !

Alors, si un chef comme Lannes peut ressentir de l'appréhension, il n'est déshonorant pour personne de l'éprouver. Mais, et c'est là la différence essentielle avec le simple troupier, le chef doit se corseter de calme et, si nécessaire, montrer qu'il sait mourir avec élégance, avec panache, suivant les règles de ce temps, sans pour autant se rendre coupable de bravades inutiles. Car il est des bravades utiles, faites pour regonfler un moral en chute libre : c'est, par exemple, Dorsenne à Essling, tournant le dos aux canons ennemis pour surveiller l'alignement de ses hommes bousculés par les boulets.

C'est par de tels gestes, aujourd'hui bien oubliés, que, sous l'Empire, un officier acquiert le respect et l'obéissance de ses soldats.

Ce sont de tels gestes qui font naître sous nos yeux cette image prise parmi des milliers d'autres restées inconnues regardez à Essling, les cuirassiers du général Nansouty. Dans le grondement des boulets qui fracassent les cuirasses, mutilent les hommes et éventrent les chevaux, au milieu des cris et des hennissements de douleur, les cavaliers au casque d'acier prennent leurs ordres de bataille et, pour combler les vides sanglants, serrent froidement les rangs, sans s'effrayer, immobiles, le sabre au fourreau, attendant avec calme le signal de la charge.

Jean-Claude DAMAMME

In Les soldats de la Grande Armée


Notes

1. Hormis mes connaissances personnelles dans ce domaine, j'ai puisé nombre d'informations dans le remarquable ouvrage de Dominique Venner Les Armes blanches, sabres et épées, aux éditions Jacques Grancher. A lire absolument par tous ceux qui s'intéressent à l'histoire des armes, donc autant dire à l'Histoire.

2. Jean-Baptiste Vaquette de GRIBEAUVAL : né à Amiens le 15 septembre 1715, mort à Paris en 1789. Inspecteur général de l'artillerie, il rédige en 1764 l'ordonnance qui fixe la proportion des troupes d'artillerie pet rapport aux autres armes et en détermine l'emploi. L'exposé de ses idées, forgées au cours de la guerre de Sept Ans, apparaissant comme trop novatrices, Gribeauval doit d'abord convaincre les tenants de l'ancienne école. Puis il réorganise les écoles d'artillerie, jusqu'alors assez négligées, les manufactures d'armes, les fonderies, les forges. Il unifie les systèmes d'armes et met au point un système qui porte son nom. A la veille de la Révolution, grâce aux réformes entreprises par Gribeauval, l'artillerie française est la meilleure d'Europe. Les canons de Gribeauval firent toutes les campagnes de la Révolution et de l'Empire.

3. Claude-Louis-Constant-Esprit-Juvénal-Gabriel CORBINEAU : né à Laval en 1772. Admis en 1788 dans la compagnie des gendarmes de la reine, en qualité de sous-lieutenant. Réformé en même temps que le corps le 1 avril suivant, il reprend du service comme sous-lieutenant au 3ème régiment de dragons le 15 septembre 1791. Campagnes aux armées de Nord et de la Moselle. Il combat en Belgique sous les ordres de Dumouriez, en Vendée sous le commandement de Hoche, et sous celui du général Augereau en Allemagne. On le retrouve ensuite à Hohenlinden. A la cessation des hostilités, il est en garnison à Mayence et à Coblence, puis il passe sous les ordres de Bernadotte. Déjà officier de la Légion d'honneur, il est fait commandant (commandeur) dans l'Ordre pour sa brillante conduite à Austerlitz. Un extrait du 31ème bulletin de la Grande Armée résume l'ardeur de ce cavalier léger : « Le colonel Corbineau, écuyer de l'Empereur, commandant le 5ème régiment de chasseurs (à cheval) a eu quatre chevaux tués sous lui ; au cinquième, il a été blessé lui-même, après avoir enlevé un drapeau. » Général de brigade en 1806, c'est en qualité d'aide de camp de l'Empereur qu'il fait la campagne de 1807 et, comme l'écrit le 68ème bulletin, il fut « enlevé par un boulet » à Eylau au moment où il allait porter un ordre de l'Empereur.

Jean-Joseph-Ange d'HAUTPOUL-SALETTE : né au château de Salette 1754 dans une famille d'ancienne noblesse du Languedoc. Volontaire dans la légion corse. Il se fait particulièrement remarquer à Austerlitz puis dans les campagnes de 1806 et 1807. Atteint par un biscaïen à la bataille d'Eylau à la tête de ses cuirassiers, il meurt cinq jours plus tard.

4. Louis-François LEJEUNE. : né en Alsace, en 1776, d'une famille originaire de Versailles. Il est étudiant aux Beaux-Arts (peinture) lorsque la Révolution l'appelle. Il part en 1792 dans la compagnie des Arts de Paris. D'abord artilleur dans le régiment de la Fère, il se lance dans l'étude des mathématiques et devient capitaine adjoint dans le corps du génie, puis aide de camp de Berthier, ministre de la Guerre. Capitaine après Marengo, il assiste en 1809 au siège de Saragosse, dirigé par le maréchal Lannes. Général de brigade à la bataille de la Moskowa, il est ensuite chef d'état-major de Davout, puis d'Oudinot. Chevalier de Saint-Louis et, on 1823, commandeur de la Légion d'honneur, En 1824, le roi de Suède fit grand-croix de l'Ordre et de l'Epée. Appelé au commandement de la Haute-Garonne, Lejeune se fixe à Toulouse avec sa femme, Amable Clary, nièce de Joseph Bonaparte et de la reine de Suède, dont il a un fils prénommé Edgard. L'ancien brillant officier d'état-major, qui n'a pas oublié ses premières amours, accepte la direction de l'école des Beaux- Arts et de l'Industrie de Toulouse, dont il devient également le maire. En 1819. Lejeune est grièvement blessé aux mains par un coup de fusil tiré par un braconnier ce qui l'empêche de continuer à peindre. Il mourut le 25 février 1848 à soixante-quatorze ans. Parmi ses œuvres les plus célèbres, citons : Bataille de Marengo (achetée par le Premier consul) Bataille du Mont-Thabor ; Bataille des Pyramides ; Bataille d'Austerlitz ; Bataille de Soma-Sierra ; un épisode du Siège de Saragosse (la prise du couvent de Santa-Engracia) ; Bataille de la Moskowa..., sans préjudice de quelques scènes de genre, évidemment moins célèbres.

5. Louis-Jacques, baron de COEHORN : né à Strasbourg le 16 janvier 771. Entré dans l'armée à l'âge de douze ans. A la bataille de Leipzig, il a une jambe emportée par un boulet et meurt quelques jours plus tard.

6. Eugène LABAUME (1783-1849) : colonel d'état-major et officier d'ordonnance d'Eugène de Beauharnais, il est l'auteur d'une Relation circontanciée de la campagne de Russie publiée en 1814 à l'aide de notes prises pendant la retraite et écrites avec, en guise d'encre, de la poudre à canon délayée dans de la neige fondue. Un récit tout à fait remarquable par la qualité des observations - Labaume était officier dans le corps des ingénieurs-géographes -, mais malheureusement gâté par une basse flagornerie à l'égard des Bourbons qui l'amène à traiter l'Empereur d'« astre malfaisant ». Ce dernier a dit de l'ouvrage : «Un historien y prendrait de bonnes choses, des faits, et négligerait les déclamations qui ne sont faites que pour les sots. Or, l'auteur prouve que les Russes eux-mêmes ont brûlé Moscou, Smolensk, etc. ; que nous avons été victorieux dans toutes les affaires... L'auteur n'a pas pu gâter le fond de son ouvrage, mais il l'a orné des turpitudes à la façon du jour. »