Boris Cyrulnik, Pionnier de la résilience

Publié le 25 mai 2009 par Drzz

Il est l'un des psy français les plus célèbres. Auteur d'une quinzaine d'essais, Boris Cyrulnik a fait connaître en France la notion de «résilience», cette capacité à rebondir après un traumatisme. Après une vie à l'écoute des autres, le neuropsychiatre n'en serait-il pas arrivé à bientôt raconter la sienne?

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Le livre «Je me souviens...», qui vient de paraître aux éditions L'Esprit du Temps, parle de vous. Votre dernier essai «Autobiographie d'un épouvantail» (Odile Jacob) parle également de vous. À travers les autres. Mais aucun n'est autobiographique. Est-ce la prochaine étape?

Peut-être, un jour, écrirai-je mon autobiographie. Mais même un travail scientifique est un aveu autobiographique. Par exemple, les médecins qui travaillent sur les maladies génétiques ont presque tous aimé un frère ou une soeur, un père qui avait une maladie génétique. Mon autobiographie s'écrit à la troisième personne. Je peux donner la parole à un enfant, à un adulte qui me représente, qui est mon porte-parole. Je vais chercher à le comprendre parce qu'il est plus facile de comprendre les autres que soi.

C'est le principe même du regard éloigné dans la science. Lévi-Strauss explique ça. Pour faire un travail scientifique, il faut se distancier pour pouvoir s'auto-observer, sinon, on tombe dans l'émotion, le débat, la fuite, la dépression, l'agression. Alors j'éloigne mon regard en écrivant l'histoire des autres, mais l'histoire des autres parle souvent un peu de moi. C'est probablement pour ça que je suis devenu psychiatre et psychologue.
Vous êtes le chantre de la résilience. Comment s'est déclenché ce processus chez vous?

Je ne suis pas sûr du tout d'être un bon exemple de résilience. Après la guerre, je ne pouvais pas en parler. Ou j'en parlais comme un enfant peut en parler. Les gens éclataient de rire, me méprisaient, me posaient des questions obscènes, ou avaient pitié, ce qui est une manière d'humilier. C'était la culture de l'époque. On faisait taire les enfants blessés.
Mais vous vous en êtes sorti!
Oui, mais dans quel état!
Vous êtes quand même loin de l'épouvantail que vous avez été... D'où vient ce terme?

C'est une parabole. Vous êtes un oiseau. Si je vous raconte ce qui m'est arrivé, vous allez vous envoler à tire-d'aile parce que vous aurez peur. Je ne suis plus un épouvantail mais je l'ai été, oui. Ça s'est passé graduellement, par une lente reconstruction, toujours en cours. D'autres enfants qui ont connu une blessure comparable à la mienne s'en sont sortis plus facilement et plus vite. Notamment aux États-Unis où la culture les enveloppait. On ne leur posait aucune question mais s'ils voulaient parler, on les écoutait.

En France, il fallait faire taire les enfants juifs qui avaient subi le massacre de leur famille. Neuf enfants juifs sur dix ont été passés au four en Europe en moins de trois ans. En France, «seulement» 11.400 enfants ont subi ce sort, assez curieusement. Les chrétiens les ont protégés malgré les lois de Vichy et la Collaboration. C'est le paradoxe de la France.

Mais on ne pouvait pas en parler car ça aurait compromis la réconciliation nationale. Il y avait un risque de guerre civile. Tout le monde était complice de ce déni. Le négationnisme essaie d'effacer les traces du crime. Alors que le déni est un mécanisme psychologique où le blessé, le témoin oculaire, a du mal à le dire et le témoin auditif a du mal à l'entendre.
«Le dire» permet-il d'enclencher le processus de résilience?

Oui, mais ce n'est pas la parole à tout prix. C'est la parole partagée. Je ne peux vous dire ce qui m'est arrivé que si je vous fais confiance, si vous me mettez en confiance, et si vous allez chercher à comprendre.

Le premier facteur de résilience, c'est l'affection, c'est-à-dire qu'il faut que je puisse compter sur quelqu'un. Ensuite, par bonheur, si je suis atteint par la rage de comprendre, je vais affronter l'agresseur.

Si, au contraire, je souffre sans chercher à comprendre, les images de l'horreur vont tout le temps revenir et je vais faire un syndrome psycho-traumatique. Je serai prisonnier du passé. Le déni protège de la souffrance mais empêche la reprise d'un nouveau développement, ce qui est la définition de la résilience. Mais si je fais quelque chose de ma blessure, c'est de la résilience.

  • Propos recueillis par Marie Brette

«On ne peut survivre que si on est fou»

Paris, hôtel Lutétia. Sourire bienveillant, regard juvénile, voix posée, Boris Cyrulnik, 71 ans, a quelque chose du dalaï-lama. Mais le pape français de la résilience, à la figure de sage, a-t-il vraiment atteint cette sérénité toute bouddhique?

L'homme est juif et rescapé. «On ne peut survivre que si on est fou, sinon on meurt», explique-t-il. Placé à l'Assistante publique à 5 ans par sa mère qui voulait lui faire éviter le pire, il est récupéré par une institutrice bordelaise, puis arrêté au cours d'une rafle et regroupé avec 1.700 juifs à la synagogue de Bordeaux.

Il se cache alors dans les toilettes, se fait oublier et parvient à s'échapper grâce à l'aide d'une femme et d'une camionnette. 

C'est le seul survivant. «Il est probable que si j'ai eu le culot de m'évader, c'est parce que ma mère m'a donné confiance en moi». 
Prémices de la fameuse «résilience»? Le mot est emprunté à la physique et désigne l'aptitude d'un corps à reprendre sa structure après un coup. 
Il apparaît, dans les années 60, dans les travaux de psychiatres anglo-saxons. Boris Cyrulnik s'en fera le vulgarisateur en France. 
Après plusieurs ouvrages sur le comportement animal, l'éthologue et neuropsychiatre traite de la notion dans ses cinq derniers essais, expliquant au fil des pages comment, même dans les cas les plus terribles, on peut s'en sortir et reprendre goût à la vie, grâce à des soutiens et des facultés acquises dans l'enfance. 
«Banalité du mal» 
L'homme sait de quoi il parle. Mais reste pudique et pondéré quand il s'agit de parler de soi ou de «ça», l'Holocauste. «Cette folie sociale était une forme de normalité pathologique. 
Les Allemands étaient probablement le peuple le plus cultivé et le plus intelligent. Ils étaient tellement bons élèves qu'ils n'ont pas critiqué le système qui leur était proposé. Ils voulaient obéir au chef (...) Ils n'étaient pas fous. Ils étaient au contraire pathologiquement normaux». 
Cette «normalité pathologique», cette «banalité du mal» comme l'a décrite Hannah Arendt en son temps, Boris Cyrulnik la retrouve à différents degrés dans les génocides rwandais et cambodgien, dans le régime franquiste, dans les discours d'un Ahmadinejad, d'un Le Pen, ou encore dans les appels haineux entendus au Proche-Orient. 

C'est là que le psychiatre s'investit désormais après ses nombreuses missions au Cambodge, en Bosnie, au Brésil et en Russie. 

Et son constat est inquiétant: «Je pense que la cause palestinienne mérite mieux que l'aide des nazis et des antisémites. "Mein Kampf" est un best-seller dans cette région. 
Il y a une propagande nazie dans les écoles. Tout ça fait renaître l'antisémitisme et le racisme». 

Décidément, Boris Cyrulnik aime à résilier... le silence!

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