"Lichen, encore", d'Antoine Emaz (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

Les hasards de l’édition donnent à la lecture, après Cambouis, un second volume de notes d’Antoine Emaz. Des réflexions sur le travail du poète, oui, mais aussi sur la lecture d’un article, sur la vieillesse, sur les petits riens du quotidien. Certains passages pourraient être datés, mais le livre n’a rien d’un journal : à trois blocs de "Notes" et trois séries titrées "Pensée effilochée", s’ajoutent trois ensembles construits autour d’une notion ou d’un thème, tous tirés des carnets qu’Antoine Emaz noircit chaque jour.

L’ensemble le plus homogène, "Traverses", termine le livre. À partir de citations d’auteurs qu’il apprécie, Reverdy, du Bouchet, Jaccottet, Jabès, Sacré, Antoine Emaz propose une synthèse de ses choix d’écriture, synthèse dans laquelle il refuse notamment de fixer ce que peut être la poésie :

La poésie ? Un pur travail de langue, une défaite de la pensée, le développement d’une exclamation, une adhésion au monde, une tour d’ivoire, un cœur frappé, un jeu intertextuel, une production sous contrainte... La poésie peut être tout cela, tour à tour, avec plus ou moins de ceci ou de cela selon chaque poète, chaque poème.

Antoine Emaz lui-même ne passe pas d’un "ceci" à un "cela", suivant une voie droite quant à ce qui suscite l’émotion et, de là, l’écriture : le réel, un élément du réel. Ensuite, le travail de la langue n’a qu’un but, atteindre la justesse pour « mobiliser tout l’être  [...] dans un rapport [...] de reconnaissance humaine ». Dans ce cadre, on peut penser que l’effacement du je et sa substitution par le on facilite l’inclusion du lecteur.
Un autre ensemble, sous le titre "Écriture et voix", réunit des remarques sur le surgissement du poème et, par ailleurs, sur la lecture à voix haute d’un poème. Le passage de l’émotion, qui « laisse sans voix », à la venue des mots qui submergent et sont entendus (« ce n’était pas visuel, c’était d’abord sonore  ») demeure mystérieux pour le poète, quasi inanalysable — comme il l’était pour André Frénaud, qui a évoqué à plusieurs reprises un processus de création assez proche de celui rapporté dans Lichen, encore. Le poème écrit, Antoine Emaz explique que, pour lui, la lecture à voix haute n’est satisfaisante que s’il parvient si peu que ce soit à « rejoindre à l’aveugle ce qui a donné naissance au poème » ; corollaire : un acteur « ne dit pas le texte, il dit son texte ». Toutes ces remarques, extrêmement aiguës, ont un intérêt général pour la lecture de la poésie. On y ajoutera la distinction, qui mérite d’être approfondie, introduite entre style, « du côté de la reproduction », et voix, « du côté de l’ouvert » : « Si le style est du côté d’un livre, voire de quelques livres, la voix prend rendez-vous avec l’ensemble du travail, réussi ou échoué, imprévisible. » Pour les pages consacrées à "Sensation", elles se développent après deux citations de Reverdy, liant mémoire et sensation : la sensation neuve rend muet, et établissant un parallélisme entre cet écart nécessaire et l’usage des mots :

Ce n’est que lorsque la mémoire entre en résonance avec maintenant que je peux me trouver à bonne distance pour éventuellement écrire. De même pour les mots : les seuls que l’on puisse correctement manier sont ceux que l’on a bien en main, à force de les avoir usés.

L’ensemble des "Notes" m’apparaît comme une manière de journal intellectuel, souvent voué à la lecture ou au travail quotidien d’écriture (« Attente.[...] J’attends qu’émergent des mots »), à la relation à autrui, au corps, à la maladie. Bribes parfois elliptiques qui poursuivent une réflexion dont le lecteur n’a pas tous les éléments (par exemple, un commentaire de ce qui a été dit à un colloque consacré à son œuvre) ou amorcent une réponse à une critique faite par un ami. Fragments sur la relecture de ses livres, sa manière de travailler, ses limites. C’est alors, régulièrement, que le sujet Antoine Emaz se découvre, non pas dans une intimité qui n’a pas à être écrite mais dans la difficulté de vivre qui est le lot commun.

Faudrait un sursaut de main, un levier pour soulever cette mélancolie massive, collante, face au monde et à vivre. Repartir du mimosa par exemple qui boule jaune dans mon coin clope au lycée. Ou bien cette nécessité de la révolte pour refuser cette vie — peau de chagrin imposée au plus grand nombre.

Ces notations sont parfois lacunaires, réduites au squelette comme souvent dans un journal, au point de devenir des invitations à la rêverie :

Dissipation. Évaporation. Recentrer, obliger à recentrer. Taire tout. Nuit calme autour, vacarme intérieur. Retrouver la nuit, l’épais de la nuit. Michaux.

Beaucoup plus brève est la série des "Pensée effilochée". On y retrouve, à très peu près, tous les motifs des autres séquences, mais parfois sous une forme aphoristique (« La poésie somme la vie », « La poésie : solitude et fraternité », « Ne pas demander à la vie, prendre »). Beaucoup sont construites sur un jeu de mots, ce qui est inhabituel dans les textes d’Antoine Emaz (« Le jardin goutte. On n’y voit »), et l’on entend parfois sa voix et son rire (« Rien à cirer sauf mes chaussures, et encore pas souvent »).

On voit bien que ces séquences tournent autour de ce qui, toujours, suscite l’écriture pour Antoine Emaz : le regard sur le monde (qu’il s’agisse d’un visage, de l’odeur de la mer ou d’une glycine) d’où naît une émotion. La forme fragmentée, sauf pour "Traverses", conduit le lecteur à relier les propositions : Antoine Emaz, pas plus que les auteurs qu’il cite, ne souhaite organiser un art poétique.

Contribution de Tristan Hordé

Antoine Emaz
Lichen, encore
Éditions Rehauts, 2009
15€