Haute comme trois pommes

Par Mafalda

Dans la jolie petite localité de Fouillis-les-RosesFouillis-les-Roses, habitait une petite fille qui avait un gros chagrin. Avait-elle perdu son papa ou sa maman ? Non, heureusement, tous deux vivaient et l'aimaient bien.
Etait-elle souvent grondée, punie ? Non plus, car elle était bonne, sage et appliquée. Avait-elle ce qu'on appelle un caractère malheureux, éloignant ses compagnes ? Pas du tout : douce comme un agneau. Elle était malade, infirme ? Allons donc ! Vive comme un oiseau, saine comme une fleur des champs !
Si étrange que cela puisse sembler, le grand chagrin de Colette Lebrun, consistait à être... haute comme trois pommes !
La première fois que la grande Léonie lui avait lancé cette parole méprisante, elle était devenue toute rouge. Des larmes étaient montées à ses yeux ; mais, si peu haute qu'on soit, on a son amour-propre, et Colette s'était mordu les lèvres très fort pour ne pas pleurer.
Voici comment la chose était venue : elles étaient cinq ou six petites filles dehors. Chacune disait son âge.
"Moi, j'ai sept ans et demi.
- Moi, huit.
- Moi, neuf ans et quatre mois, fit la grande Léonie, du haut de ses jambes d'échassier ; mais tout le monde me donne douze ans !
- Je suis plus vieille que toi, dit Colette en se redressant ; j'ai neuf ans et demi.
- Oh ! toi... tu ne comptes pas : tu es haute comme trois pommes."
Le mot fatal était lâché. Léonie ne l'avait pas inventé ; mais Colette l'entendait pour la première fois. L'impression fut frappante. Elle se senti blessé au vif, d'autant plus que toutes les autres se mettaient à rire bruyamment.
Cependant, il n'y avait rien de plus gentil que Colette, dans sa petite taille bien proportionnée, avec son doux et frais visage encadré de bouclette brunes et emmitouflé d'une capeline rouge.
Si Colette avait été impolie, elle aurait répondu à cette perche de Léonie : La mauvais herbe croît toujours !... Si elle avait été prétentieuse, elle aurait pu répliquer : Dans les petites boîtes, les bons onguents. Si, seulement, elle avait gardé un peu de présence d'esprit, elle aurait cité quelques exemples fameux, tels que le Petit Poucet, Tom Pouce, et autres personnages exigus et débrouillards qui viennent toujours à bout de berner les grands et les gros. Eh bien, Colette ne trouva rien... ou plutôt, comme cela arrive souvent, elle découvrit une foule de bonnes ripostes... le lendemain.
Cette Léonie Pitel, si fière de ses pattes de cigogne, n'était pas méchante, mais brouillonne, taquine, et elle avait la langue prompte, comme vous voyez. Puis il existait une certaine rivalité entre sa famille et celle de Colette : les Pitel étaient merciers-papetiersmerciers-papetiers ; les Lebrun, papetiers-mercierspapetiers-merciers ; ça ne faisait pas assez de différence.
Les Lebrun étaient les premiers en date dans la localité ; mais les Pitel leur en voulaient, précisément pour cela. Les deux boutiques, situées dans la même rue, à vingt mètres l'une de l'autre, se ressemblaient comme deux aiguilles à tricoter. Seulement, les parents de Léonie, qui étaient entreprenants, venaient d'ouvrir un "rayon de confiserie" sous les espèces de cigares de chocolat à un sou et de sucres d'orge aux couleurs excentriques ; c'était une provocation à laquelle les Lebrun avaient répondu en se livrant à la vente de timbres-poste pour collectionneurs !...
... Ce jour-là, juchée sur un tabouret, et toute à la joie de cette grandeur éphémère, Colette est en train de préparer l'étalage ; elle s'en acquitte avec beaucoup de soin, dispose au milieu la grosse tête de marotte coiffée d'un bonnet de dentelle qui en est le plus bel ornement, et autour de cette figure rubiconde, toutes les fournitures justifiant ce double titre : "Papeterie-mercerie". Sur une ficelle, contre la porte vitrée, elle accroche des chansons vieilles et jaunes, les fameux petits cahiers enluminés qui annonce l'Histoire du Petit Chaperon Rouge ou les Mésaventures d'un Petit Curieux.
Puis, comme c'est jeudi, jour de congé, prenant son canevas, elle s'installe gravement derrière le comptoir, les pieds pendant très loin au-dessus de sol.
"Tu ne vas pas jouer, Colette ? demande sa mère qui vaque aux soins du ménage dans l'arrière-boutique.
- Non, maman ; j'aime mieux t'aider à recevoir les clients.
- Il en vient si peu ! Et puis je ne veux pas que tu restes ici. Ca n'est pas sain. Va t'amuser avec tes camarades."
Colette obéit sans répliquer. Elle n'a point parlé à sa mère de l'affront qu'elle a reçu, de peur de lui faire de la peine. C'est dommage ; Mme Lebrun l'aurait consolée, en lui montrant la vérité que son esprit d'enfant ne voit pas : à savoir que, petite ou grande, peu importe, et que c'est mal placer l'amour-propre que de le jucher sur des échasses !
Donc, Colette sort de la boutique, le coeur gros. Elle sait trop ce qui l'attend : du plus loin qu'elles l'aperçoivent, les mauvaises langues ont l'habitude de s'écrier :
"Tiens ! Voilà Trois-Pommes.
- A quoi jouons-nous ?
- A cache-cache.
- Qui va y être ?
- Ce sera Trois-Pommes, chuchote Léonie ; on la fera courir tant qu'on voudra, avec ses petites jambes !"
Pour la forme, elle compte vivement, effleurant la poitrine de ses compagnes et chantant d'une voix pointue :
"J'ai vu dans la lune
Trois petits lapins,
Qui mangeaient des prunes
Comme des p'tits coquins..."

Et elle triche pour que le sort désigne Colette. Celle-ci s'essouffle à leur poursuite, sans parvenir à les attraper...
La sueur perle à son front, les larmes à ses yeux... car elle entend leurs éclats de rire moqueurs. Il semble que sa petite taille rende tout permis envers elle.
Mais aujourd'hui, elle aperçoit, de loin, près du tablier noir et des longues jambes maigres de Léonie Pitel, un petit tablier bleu, deux petites jambes, allant à pas de caneton. Le coeur de Colette s'intéresse ; elle aime tout ce qui est plus faible qu'elle. Elle en oublie ses griefs.
"C'est son petit frèrre ?
- Oui, c'est Charlot ; on l'a ramené de nourrice, hier.
- Tu as de la chance !...
- Oh ! il m'adore !... C'est que je le gâte !... n'est-ce pas, mon chou ?"
En effet, Charlot ne quitte pas sa soeur ; il s'accroche à sa jupe. C'est flatteur, mais un peu gênant pour courir. Aussi ne tarde-t-elle pas à le laisser, en l'asseyant sur un tas de cailloux, et en l'informant que, s'il pleure, un homme tout noir viendra le chercher. Cela ne sert qu'à lui arracher des cris perçants.
"Qu'il est ennuyeux ! gémit Léonie. Dis-donc, Trois-pommes, garde-le un peu. Ca te va mieux qu'à moi !..."
Colette est tout heureuse de tenir dans la sienne cette menotte douce, d'être obligée de rapetisser encore ses pas menus pour les mesure à ceux de Charlot, de se sentir protectrice, maternelle... grande à son tour !... Si elle est "haute comme trois pommes", lui, alors, n'est haut que comme une petite pomme d'api !...
... Colette a dès lors trouvée sa voie : c'est à qui lui confiera le petit frère ou la soeurette aux jambes trop courtes ; toute l'école maternelle est sous sa garde, aux jours de congé ; elle domine de la tête sa troupe de poussins, comme une poulette de petite race. Bonté, douceur, ingénieuse gaieté, elle n'épargne rien pour se faire aimer... et tous ces petis l'adorent, la réclament, la suivent.
Or, par un joli jeudi de printemps, elle avait organisé, avec ses bébés, une ronde au beau milieu de la route ; c'était plaisir de voir toutes ces menottes liées les unes aux autres, tous ces tabliers bleus, blancs, roses, toutes ces petites têtes brunes ou blonde tournant dans le soleil d'avril.
Soudain la voix de Colette s'arrête brusquement... et la ronde se défait, la bande se disperse, comme une volée d'oisillons.
Quel monstre effrayant s'avance ? Les plus jeunes n'ont rien vu, même dans leurs cauchemars, qui ressemble à cette voiture fantastique. Comment va-t-elle  si vite sans chevaux, dans un tourbillon de poussière !... Trois êtres extraordinaires, avec des yeux énormes, des habits velus - gens ou bêtes, on ne sait trop - sont assis sur le devant de cette voiture.
Mais voilà que des cris perçants s'élèvent... Le clan des grandes soeurs, parmi lesquelles est Léonie, et qui jouaient au Chat perché sur le bord du chemin, s'arrête glacé de frayeur.
Dans sa précipitation à protéger la retraite de tous ces petits, Colette en a laissé échapper un : Charlot, le plus insouciant, est resté au milieu de la route, bouche bée, regardant venir cette chose extraordinaire !...
Frrr !... Frrr !... Plus qu'une seconde... Charlot va être broyé sous les yeux des enfants immobiles, terrifiés.
Non !... une petite fille s'élance, le saisit par le bras, le repousse sur le bord du chemin. Il est temps : la voiture est sur elle !
Alors les petits voeint les bêtes étranges faire des efforts désespérés pour arrêter leur machine, et l'une d'elles - la plus mince - sautant à terre arrachant la gaze épaisse et les horribles lunettes qui la masquaient, se changer, comme dans un conte de fées, en une belle jeune fille.
"Oh ! la pauvre migonne ! la pauvre courageuse mignonne !" répète-t-elle en serrant dans ses bras le petit corps inanimé de Colette relevé sur la route.
Les enfants et, en tête, Léonie s'approchent tremblants. Colette ne bouge pas... Elle est pâle... pâle... et... chose horrible ! il y a du sang sur ses vêtements...
"Est-ce que... est-ce qu'elle est... morte ?... balbutie Léonie qui tremble de tous ces membres.
- Non... Je l'espère !... Non... son coeur bat... Je respire !... Tenez, reprend la demoiselle en se tournant vers ses frères, cela suffira pour me faire prendre l'automobile en aversion..."
Car les deux autres bêtes étranges se sont, elle aussi, transformées, non en Princes Charmants, mais en deux grands jeunes gens.
"Conduisez-nous chez elle, reprend la jeune fille ; nous n'allons pas l'abandonner ainsi ! Pauvre petite !... Elle est haute comme trois pommes, et elle vient de montrer le courage d'une vraie femme... Quel bonheur !... Elle ouvre les yeux !..."
En effet, Colette rouvre les paupières... juste pour entendre, une fois de plus, son sobriquet. Est-ce son état de faiblesse ? Est-ce la douce voix qui prononce ces mots avec émotion ?... Cette fois-là, ils ne lui causent pas de peine.
"C'est son frère, ce petit ? demande l'un des jeunes gens en montrant Charlot.
- Non... c'est le mien," murmure la grande Léonie, baissant la tête très bas !
La blessure de Colette n'était, heureusement, pas très grave.
Melle Germaine de Beauval, dont le père venait d'acheter une jolie propriété dans le pays, se fit un devoir de visiter et de soigner Colette jusqu'à son complet rétablissement ; elle tâcha, en la comblant de cadeaux, de la dédommager, ainsi que ses parents, du mal qu'elle avait causé involontairement, et resta toujours sa grande amie.
Le dévouement de la petite fille eut encore pour résultat de réconcilier les Lebrun, papetiers-merciers, avec les Pitel, merciers-papetiers. Ces derniers n'oublieront jamais qu'elle a sauvé la vie à Charlot. Quant à Léonie ; vous n'avez rencontré nulle part asperge montée plus humble devant trois pommes... ni fille plus attentive, plus douce, plus tendre qu'elle ne l'est devenue envers Colette !... Elle sait, maintenant, qu'un grand coeur peut loger dans un tout petit corps.

E. BEZANCON