Peut-être une logique du bouc émissaire ?

Par Marc Gauthier

Voici une scène à laquelle j'ai assisté récemment au boulot, et qui m'a fait pensé à la façon dont certains se construisent des boucs émissaires et à la fonction qu'ils donnent à ces derniers.

Sur le point de partir récupérer notre taxi pour avoir notre train à temps, notre responsable fit volte face pour aller retrouver le dernier collègue resté quelques instants encore avec le client. Il parti le trouver le visage fermé, nettement tendu par l'intensité de la semaine, et encore plus à l'idée de pouvoir éventuellement rater le train qui devait le remmener chez lui. Jusqu'ici nous avions toujours géré cette situation de fin de semaine avec un peu de tension mais sans excès. Mais cette fois-ci, notre pauvre collègue eut droit à une soufflante que j'imagine aisément avoir été plutôt désagréable.

Je n'ai pas assisté à l'engueulade, mais peu importe. J'ai compris comment notre responsable avait agit, et surtout, j'ai senti ce qui l'avait poussé à agir ainsi.

Lorsque nous sommes sur le point de partir, nous sommes comme tant de personnes le matin sur le quai d'une gare : dans l'attente en tension. La question qui traîne dans nos têtes est alors : le taxi, ou le train, va-t-il venir à l'heure ? Serai-je à l'heure chez moi? A mon boulot ? Il suffit que la contrainte de se trouver à la destination soit élevée pour que la tension sur le lieu de départ soit proportionnelle et génère en nous un stress non négligeable. Cette attente en tension, si vous me lisez depuis quelques temps, vous l'avez compris, c'est l'inhibition de l'action. En situation inhibée, l'individu est stressé, son corps produit des glucocorticoïdes qui attaquent son organisme et le fait se sentir mal.

Pour sortir de cet état, l'individu développe une réponse standard à laquelle il peut donner des formes très variées : il se remet en situation d'action. D'un point de vue biologique, cela dégage de l'adrénaline et supprime les glucocorticoïdes. On se sent mieux. C'est parce que se mettre en situation d'action est plus agréable biologiquement que de rester dans l'attente en tentions qu'on voit parfois des gens sur un quai de gare faire les 100 pas ou simplement se mettre à avancer vers le train lorsque celui-ci arrive à quai.

Mon responsable à fait la même chose : en allant engueuler notre collègue il a rompu la situation d'inhibition de l'action dans laquelle il se trouvait en attendant le taxi, et au passage il s'est également vidé de son stress sur un autre. Double coup! Je m'empresse toutefois de signaler qu'il y a eu là un mauvais calcul de sa part puisqu'après cette brève amélioration, ce fut la culpabilité d'une gueulante surdimensionnée qui le saisit. Et la culpabilité, il n'y a pas grand chose de pire pour générer du stress.

Mais peu importe, le mécanisme est là, et il est à l'oeuvre tous les jours sous tous les cieux. Un individu stressé rebascule son stress sur ceux qui l'entourent pour évacuer, et dans l'opération se remettre dans une forme d'action qui romp avec l'attente en tension.

En y réfléchissant un peu, il m'a semblé que cela était vraiment applicable aux cas particuliers des boucs émissaires.

J'y pense à cause de la forme d'agressivité particulière dont ils font l'objet. Les boucs émissaires, par définition, ne sont pas des agresseurs. Sinon ils ne seraient pas des boucs émissaires mais des coupables logiquement châtiés (enfin logiquement, pas forcément non plus). Essayons donc de comprendre comment tout cela se noue.

Les boucs émissaires n'agressent pas, mais sont agressés. Leurs agresseurs ne peuvent pas agir exactement par agressivité défensive. J'écarte également l'agressivité de compétition, celle-ci prévalant plutôt lorsqu'on a face à soi un véritable adversaire, ce que les boucs émissaires sont rarement. Il reste donc l'agressivité d'irritabilité et d'angoisse (qui effectivement est très proche de l'agressivité défensive, bravo, vous me lisez depuis plus de 2 mois et avec attention ;o) ). Celle-là même qui est le plus clairement en lien avec l'inhibition de l'action.

Comment ces personnes vont-elles rompre avec cette situation d'inhibition de l'action (et peu importe ce qu'il les y a plongé) ? Je vous le demande ? Au fond, quelqu'un ? Par l'action ! Bravo, vous êtes ma fierté. Le bouc émissaire présente en effet un avantage important : il est seul, ou en tout cas isolé et en minorité dans le rapport de force que son agresseur est capable de lui opposer. Cela en fait une cible aisée pour se défouler. Ce point ne mérite aucun développement complémentaire.

Mais ce qui complète la chose, et qui fait d'un bouc émissaire un vrai de vrai, c'est l'ensemble de l'argumentaire qui accompagne souvent les agressions qu'il subit. Les plus célèbres par exemple, les juifs, ont toujours subit leurs brimades sous le couvert de savants discours dont la fonction était d'ennoblir leurs agressions, et également d'effacer leurs visages aux yeux de leurs agresseurs. Dans les mots de ces derniers, ils n'étaient plus des hommes, et n'étaient plus que réduits à des fonctions de comploteurs ou d'agents sournois: à des fonctions et non pas à des visages.

Ces discours élaborés qui cachent la vérité sur les agressés rempli un rôle majeur : ils permettent que le bouc émissaire reste toujours à portée de main et fournisse une chair disponible aux transferts de stress et d'agressivité de leurs bourreaux. Ils les transforment en fusibles. C'est en cela que la logique que j'ai relevé dans l'anecdote du début agit : les boucs émissaires remplissent le même rôle que le pauvre collègue qu'on engueule au moment du départ, mais ils offrent un confort en plus : ils seront toujours là pour qu'on fasse déferler sur eux nos rancoeurs. Et ceci d'autant plus que les discours qui accompagnent les agressions envers eux seront bien calibrés et assénés.

Ce qui m'intéresse en fait dans cette analyse, c'est de comprendre qu'on aurait tort de chercher à guérir une société de ce type de comportements en ne faisant que les condamner. Si l'on veut s'attaquer à la source, il faut trouver les frustrations vécues par ces populations qui utilisent des boucs émissaires pour dégager leur agressivité d'irritabilité. Ce sont les sources de frustrations créées par une société qui sont les piliers de ces fonctionnements. Et c'est donc probablement là qu'il faut porter le coup.