Racines (3ème partie)

Par Sandy458

De son affectation à l'usine IG Farben, il n'a gardé que le souvenir d'un travail harassant et répétitif dans les vapeurs suffocantes d'essences synthétiques et de caoutchouc, un travail rythmé par le remplacement des travailleurs qui devenaient plus ou moins rapidement inaptes à la tâche et ne reparaissaient pas le lendemain.

Un matricule contre un autre, une non-existence contre une autre, une rayure noire et une rayure blanche contre d'autres rayures, encore et encore... Moniek a vu défilé à ses côtés des hommes de toute l'Europe, tous interchangeables et tous égaux dans leur exclusion du monde des humains.

Puis, Moniek s'est retrouvé l'unique survivant de sa famille, investi de la lourde tâche de vivre malgré tout pour conserver la mémoire de ses proches disparus.

D'autres déportés originaires en majorité de Cracovie,  lui ont enseigné comment réciter le  kaddish avelim**  puisqu'il n'en connaissait que quelques bribes maladroites. C'était là le seul geste qu'il pouvait accomplir pour honorer les siens et les placer sous la protection de ce qui avait causé leur perte : l'appartenance à une tradition damnée.

Au bout de quelques mois, Moniek est sorti de sa torpeur, la sombre réalité qui menaçait de l'emporter a eu l'heur de saper la carapace de dépersonnalisation qui le protégeait et l'engourdissait.

Plus ancien membre de son unité de production, chaque jour qui passait le rapprochait d'un renouvellement total de l'équipe de travail qui lui serait assurément fatal.

Alors, il a ouvert le grand livre douloureux de ses souvenirs et il s'est remémoré son arrivée dans ce no man's land.

« Arbeit macht frei » !

Cette inscription ironique sur le portail du camp, Moniek allait la faire sienne et il allait même l'utiliser à bon escient pour garder l'espoir de sortir vivant du brouillard ténébreux dans lequel il tentait de subsister.

Il fallait qu'il prouve l'utilité du maintien de son existence aux yeux de ses geôliers.

Habile de ses mains, il façonnait parfois des petits ustensiles pour ses compagnons d'infortune, avec pour tout outil un morceau de métal affuté. Ce travail minutieux, où il appliquait toute son attention et jetait toute son âme, lui vidait l'esprit et atténuait la souffrance malgré l'extrême fatigue qui se faisait si pesante. Il s'est alors mis à créer des petits objets décoratifs, tirant partie de la moindre branche d'arbre ramassée au sol.

Plus il créait et plus il reprenait possession de sa personnalité et plus il insufflait dans ses réalisations son goût retrouvé pour la vie.

La qualité de son travail et sa débrouillardise pour faire sortir la beauté de la fange la plus opaque furent très vite remarquées par les gardes qui apprécièrent ses créations et commencèrent à lui passer des commandes pour leur agrément personnel. Moniek honorait toutes les demandes travaillant à une cadence soutenue, n'attendant rien en retour mis à part l'opportunité de se rendre utile et finalement indispensable grâce à son art.

 Alors, oui, le travail lui a permis de se libérer.

Ses  mains agiles, comparables à des ailes porteuses d'oiseau libre, l'ont probablement sauvé en favorisant l'expression de sa dextérité et en lui permettant de faire éclore de  ses créations un espace au-delà du temps et de la réalité.

Et le miracle a eu lieu.

Il a survécu au changement des membres de l'équipe de travail forcé. On a omis, volontairement ou non, de porter son matricule sur la liste des « partants ». Moniek n'a jamais su ni à quoi et ni à qui il devait d'avoir la vie sauve.

A partir de ce moment, sa volonté a jeté ses puissantes racines au travers des barrières de barbelés qui le séparaient de l'extérieur, l'ancrant toujours plus intensément dans un futur auquel il désirait croire avec l'énergie d'un espoir forcené.

Les jours ont continué à s'écouler et chaque soir, Moniek songeait avec ahurissement à sa chance insensée d'avoir triomphé de l'épreuve d'une nouvelle journée.

Et une encore, puis une autre... et encore une autre...

A SUIVRE...

**kaddish avelim :  kaddish des endeuillés.

La récitation de cette prière sur l'affirmation de la grandeur divine, bien que n'étant pas une prière pour les défunts, est souvent réservée aux endeuillés.