Comment j'ai pris 22 ans dans les dents

Par Mamancelib
J'ai une filleule de 22 ans. Jusque là, rien de bien extraordinaire.
Je me suis toujours bien entendue avec elle. Elle m'a toujours raconté ses délires d'ados, ses nombreuses fêtes, ses histoires amoureuses en dents de scie, sa vie. J'ai écouté tout ça d'une oreille un peu blasée : c'est une jeune femme comme les autres, avec un fichu caractère et une passion pour les chaussures (c'est ma filleule, hein), qui aime s'amuser, qui ne se pose pas trop de questions et qui prend la vie comme elle vient...
Et, après plusieurs mois où nous avons manqué de temps pour nous donner des nouvelles, elle m'a téléphoné.
  • Tu sais Tata, là, je vis une vraie histoire d'amour. Je suis super amoureuse.
Allô ? C'est bien ma filleule que j'ai au bout du fil ? J'ai de la friture sur la ligne.
  • Tu te rends compte ? Ca fait six mois qu'on est ensemble...
Ah oui, le fameux cap des six mois...
Bon, c'est vrai que pour elle, ça relève presque de l'exploit... mais rien qu'au ton de sa voix, je sens qu'elle est vraiment amoureuse.
  • Je l'ai même présenté à papa... et il l'a trouvé sympa
Quoi ? Il a passé le cap du paternel sans encombre ? Bon, ce qui est sûr, c'est que ça doit être un mec bien, alors...
Mais, je suis plus qu'étonnée : ma nièce a présenté un homme à son père... waouh... C'est bien elle qui me racontait ses histoires en me disant "tu n'en parles pas, hein"...
  • Et puis, tu sais, on commence à parler bébé...
Avant de dire de telles phrases, il aurait fallu me prévenir. Si j'avais eu un téléphone filaire, j'aurais été capable de m'étrangler avec le cordon. Ma filleule, maman ? Mais ça ne va pas non...
Mais... si elle parle de bébé, c'est... qu'elle couche avec son amoureux.... aaaaaaaaaargh (en même temps, je sais bien que ça fait un moment et qu'elle n'a pas attendu ma permission... mais... aaaaaaaaargh !)
  • Et puis, tu sais, il m'a complètement transformée. Je suis devenue une vraie petite femme d'intérieur. Je fais mon ménage tous les jours, je prépare mes propres pizzas, mes quiches, je lui fais plein de bons petits plats... Et même que sa mère et moi, on s'échange des recettes...
Non, là, j'ai vraiment un doute. Je ne peux pas être en train de parler à ma filleule. Ca ne peut pas être celle qui me disait "Bah, si il veut manger, il n'a qu'à se préparer à bouffer, c'est pas mon problème"... Waouh....
Elle compte nous préparer un recueil de recettes ?
  • Même mes copines n'en reviennent pas : lui et moi, on est toujours ensemble, on ne fait jamais rien l'un sans l'autre... Je ne sors plus autant qu'avant : les boites, ça ne me dit plus rien. Je préfère largement les soirées à la maison en amoureux ou quand on invite d'autres couples à manger...
Il faut savoir que ma filleule est la personne que je connais qui a le plus de sorties en boite à son actif. Ca fait des années qu'elle passe toutes ses soirées du vendredi et du samedi en boite, et même les soirs de semaine.
Et là, elle deviendrait casanière ? C'est l'effet desperate housewive ? On fait des expériences scientifiques sur elle ?
  • Et puis, mon chéri et moi, on fait plein de choses ensemble. Il m'a convertie au foot : on va souvent aux matchs. J'adore. Il a même mis un drapeau de l'OM au dessus de notre lit
Plus aucun doute. Pour tolérer ça, elle est vraiment amoureuse. C'est LE détail révélateur. Non, parce que pour accompagner son chéri aux matchs et accepter qu'il punaise un drapeau bleu et blanc au dessus du lit, je ne vois pas comment ça peut être possible si on n'est pas raide dingue d'un homme.
  • Bref, je suis heureuse. Et j'en profite à fond... parce que je me méfie de ce qui pourrait arriver par la suite
Je n'aurais pas eu besoin d'en entendre plus, tout compte fait. Elle est heureuse. C'est le principal. Et je suis vraiment contente pour elle. Au ton de sa voix, on la sent apaisée, posée... épanouie !
(Par contre, ce côté de se méfier de la suite des événements quand tout va bien dans le meilleur des mondes, c'est comme les chaussures et le caractère trempé : c'est de famille).
Quand j'ai raccroché, je me suis précipitée devant un miroir : ah oui, j'ai bien des cheveux blancs.
Je me souviens de sa naissance : ma mère était venue me chercher à la sortie de l'école et on avait foncé à la maternité. C'est en découvrant que son deuxième prénom était le même que le mien qu'on m'a annoncé que j'étais la marraine de ce petit bout de chou de quelques centimètres. Nous n'avions même pas onze ans d'écart.
C'est le premier bébé dont j'ai changé les couches.
Je me souviens des étés où je l'ai gardée quand ses parents travaillaient et de sa tête faussement innocente quand elle affirmait à ses parents "On n'a pas mangé de chocolat avec Tata. Hein Tata ? C'est comme ça qu'il fallait dire ?".
Je revois les photos où nos ressemblances sont plus que frappantes.
Je me rappelle de sa crise d'adolescence et sa simili rébellion contre son père, l'école et tout le toutim.
Je vois encore sa tête étonnée quand je lui ai dit "Tu sais, il va falloir que tu fasses preuve de plus d'ingéniosité si tu veux cacher à tes parents que tu fumes" parce qu'elle sortait promener le chien docilement, toutes les heures.
Et maintenant, c'est une femme.
De 22 ans.
22 années que je n'ai pas vues passer et qui viennent de se matérialiser, là, en un coup de téléphone.
Waouh.
En une demi-heure, je viens de prendre 22 ans.
Je vais aller me faire une couleur pour cacher mes cheveux blancs.