Le Chemin du retour

Par Eric Mccomber
L'Aube

Trois mois pile depuis le départ du Languedoc. Levé de bonne heure. La journée de bus de la veille a laissé des traces. Mal partout. La Gaxuxa aussi, même après une longue soirée de bichonnage. Je ne perds pas trop de temps et je monte en selle. Dès les premiers coups de pédale j’ai conscience de me diriger pour la première fois vers l’Ouest depuis des mois. C’est le chemin du retour. Je songe à Sauve et à mes potes qui se la coulent douce au Baubiac et au pastis. Je songe aussi à l’Ouest, le vrai. À Montréal. Je joue un peu avec l’idée d’y rentrer. Je me demande quelle vie je pourrais y vivre, aujourd'hui. Mon cœur se serre en pensant à Fullum, au parc Baldwin, à tout ça. Au 20 juillet 2007. À mes proches, à ma famille. Des flashs de la veille m’assaillent.
Je roule précautionneusement sur le bulevard Tomis, mon pneu arrière fait des siennes. J’ai changé la chambre, pourtant. À un moment, un papier surgit de je ne sais où, bute contre le guidon et vole vers l’arrière. Je vais rater mon bus, alors je continue à fond, tout en me demandant ce que ça pouvait bien être. Je vais le réaliser dans 15 minutes.
Le chauffeur qui m'accueille n’est pas le même que celui qui m’avait assuré qu’il n’y avait pas de problème. Celui-ci aussi est très gentil. Il veut bien me prendre, mais je dois laisser la Gaxuxa à Constanta. Je souris, j’explique que c’est impossible. Il me conseille alors de prendre le car du soir. Ou de revenir le lendemain. Je pleure presque. Tout à coup, on trouve de la place. Tout est OK. Je me gratte la tête, craignant l’arnaque, mais bon… on y va. Je coince la Gaxuxa dans la soute avec des sacoches de chaque côté. Puis je grimpe dans le bus. Une place double m’attend, tout à l’arrière, où je passerai la journée en compagnie de la sacoche-ordi, de la sacoche bouffe et eau, et de la sacoche de guidon. Je remonte devant payer le chauffeur, qui me dit: « sizty Lei ». Je plonge la main dans ma poche, tout content, moi qui avais prévu 120 Lei, 60 pour moi et 60 pour la Gachu. Y a rien, dans ma poche. Que pouic. Ma liasse ! Où est passée mon immense liasse de leur micro-monnaie papier ? Uhmpf. Je crois bien que la liasse a percuté le guidon avant d’aller faire le bonheur d’une pauvre tzigane et de ses 40 enfants sur le Bulevard Tomis. J’explique au chauffeur que je n’ai pas d’argent, qu’il faut passer à la bankmaçina. Il n’est pas particulièrement amoureux de moi, en ce moment. Il demande jusqu’où je vais.
— Dorohoi.
C’est le bout de la route, Dorohoi. Ça vaut la peine pour lui, je crois. Il acquiesce, en tout cas. Allez, on part.
Ensuite, c’est un ersatz d’enfer qui dure une journée complète, tout le jour, du lever au coucher du soleil. Assis vers l’arrière, on sent très bien que les pneus usés et mal gonflés glissent de gauche de droite. L’avant sautille et l’arrière se tord dans cette machine infernale lancée à une vitesse déraisonnable sur des routes crevées, défoncées, caillouteuses, empêtrées d’ânes, de chevaux de trait, de carrioles pleines de foin, de melons ou d’enfants barriolés. Les flancs plient et grincent lourdement de la chair métallique surchauffée de ce monstre gardé constamment à la limite extrême de la perte de contrôle, le long des fosses, dans les lacets, en dévalant les cols couverts de chaussée explosée et sablonneuse.
Il portent tous des couches, voilà ma conclusion. Deux heures avant le premier arrêt de 5 minutes « pour cigarette ». Je cours me planter entre deux arbres et hop. Le second pipi du matin, le long, le grand, le glorieux. Vite, je cours pour reprendre ma place avant le départ. Aux deux ou trois heures, comme ça, il y aura des pauses. Celle de dix heures dure 20 minutes. Ça sera la seule longue. Deux passagers auront le temps de se succéder à la cabine brune adossée à la cantine en béton armé. Je parviens à changer de la monnaie. Je n’ai plus de Lei, de toute façon, je planifie de rouler dès aujourd’hui pour filer en Ukraine, le plus loin possible jusqu’à la noirceur, et de me faire un bivouac le long du Prout.
Des Hauts et des bas
Mes plans changent en débarquant de l’autocar. Le pneu arrière est à plat complètement. Tous les boulons nécessitent quelques tours. Ma selle a été égratignée. Je place les sacoches sur la Gachu après avoir regonflé le pneu. CRAC. Le ressort qui maintient ma roue avant en place vient de gicler. C’est la vis qui a cassé. Je ramasse les pièces un peu partout sur l’asphalte bouillante de l’autogare. On ne va pas rouler ce soir. Je plonge tout ça dans ma poche et j’interroge tous ceux qui se trouvent là.
— Hôtel ?
Ils font tous signe que non, que nada, que niet-niet. Je traverse la rue en poussant la Gaxuxa. À un resto on m’indique un hôtel. Je m’y rends. C’est vite vu. 15€ avec petit déjeuner. Je monte mes trucs à la chambre avant de m’installer dans un petit parc avec la Basque et le coffre d’outils. Je taffe dessus jusqu’au coucher du soleil, entouré d’une cour pépiante et hystérique de petites tziganes de quatre ou cinq ans qui testent sur moi leurs saynètes suppliantes, en boucle, en cœur, l’une après l’autre, à deux tandis que l’autre hausse les épaules et joue ma complice exaspérée, encore à trois, puis les deux plus vieilles, se moquant de la plus microscopique… Mon tube est changé, les bobos sont réparés, du moins les principaux, je range le vélo, brise trois petits cœurs, qui emportent tout de même ma chambre à air douteuse, que je ne voulais plus voir. Pizza, douche, dodo.
Levé de bonne heure, oui. Ça commence par une bonne ascension, comme tant de journées depuis le début. Ça met en jambes ! Après un long plat où je fonce à toute allure, je débouche sur une autre montée, celle-là vraiment longue et louvoyante. Ça redescend ensuite aussi sec, en boucles et en volutes. C’est rendu en bas que je me rends compte que je n’ai pas pris la bonne route. Je suis allé plein Nord, alors qu'il me fallait aller Nord-Ouest. Tant pis. Je bifurquerai sur un chemin de côté. Pas envie de revenir sur mes pas. J’ai une horreur considérable du retour en arrière, surtout quand je viens de vaincre des côtes. Le chemin de côté, c’est de la grosse caillasse. De la pierraille d’un calibre inouï. Ça monte hard, aussi, ce qui est quand même moins pire que les descentes, véritables casse-gueules vibratoires. Au bout d’un heure à ce régime, je joins enfin la route asphaltée que je visais avant de partir. De là, c’est bon, c’est en dur et c’est presque tout droit.
En pleine forêt, deux zigs en uniformes gris et fluo m’arrêtent. Police des frontières. Passeport, questions, blabla. Ils me conseillent de retourner sur mes pas. Paraît que la frontière ukrainienne est fermée au étrangers. Je souris, je remercie de l’info, mais je continue. À un kilomètre des lignes et avec trente kilomètres derrière, je vais quand même essayer ! Il y a deux petits cols, un dans le village de Pomârta, l’autre avant la frontière. Mais je suis dans une bonne journée, côté jambes, alors y a pas de quoi réserver mon cercueil. Tout en haut, c’est le poste.
— Buna diminata !
Je suis convaincu que je vais charmer la police des frontières. Qu’ils me laisseront aller. Je roule pour la paix, nous sommes un grand groupe international, pédaler dans cette chaleur, c’est dur, puis la route est impitoyable, et les Carpates… Rien à faire. Ils sont charmés, en effet. Que de bons bougres, ici. On m’offre une bière, on remplit mes bidons d’eau gazeuse (euuh), on m’offre même à manger. C’est là que je réalise qu’il est midi. Eh, ben. Le chef m’a à la bonne, il appelle un haut-légume du ministère. Une gentille fliquette la main sur la crosse de son fligue m’offre un croissant. Puis encore une bière et du jus et un pain au fromage. Je souris, je regarde ma carte, très rassasié, mais un peu découragé. Dans la région, il n’y a qu’un seul poste-frontière acceptant des passages internationaux, c’est à Siret, à 50km d’ici. Et c’est vers Siret que je me dirige, une fois le dernier Niet entendu, l’irrévocable, l’impitoyable, l’inaltérable Niet. On m’informe que ce sont les Urkrainiens qui refusent de me laisser passer. Bon. En route.
La Balade du cantonnier

Caillasse, caillasse, caillasse. Quatre heures de caillasse, oui, avant de me présenter à la terrasse d’un petit bar ombragé sis au coin de mon chemin-de-caca et de la route en macadam. Il ne me reste que deux Lei, et je ne vais pas en sortir plus, puisque je serai en Ukraine dans 7 km. Je ne peux donc pas remplir mes bidons. Je dois me contenter d’une petite bouteille d’eau minérale, que je bois en compagnie d'un client curieux et tout exubérant. Il me montre son vélo datant d'avant Causcescu, me dit son nom, parle quelques mots d'anglais, assez pour comprendre que je suis parti de Montpellier, que je suis du Québec, que je fais le tour de l'Europe à vélo. Il traduit pour les autres clients et tout le monde parle en même temps. Blablabla Kwibec, blabla bitchicletta, blablabla Pârish… Je repars quinze minutes plus tard en héros. Eh, eh, eh. Je graisse la chaîne de mon collègue et il me fait entendre le coin-coin débile de son cornet de guidon. J'ai le sourire en remontant. En route vers la frontière.
À l'accueil, une soldate en uniforme, avec pistolet et tout. Elle me brandit un formulaire. Je demande un stylo. Elle hausse les épaules et s'en va. C'est le tout début de deux heures de formalités et de files d’attente, dont une bonne partie en plein soleil. Les officiels se hurlent dessus, les officiels hurlent aux voyageurs, les Roumains tentent de se dépasser les uns les autres dans la file. Un gros blaireau dans le genre me carre son grand ventre bleu ciel dans le visage. Je l'engueule en québécois, ça fait toujours un effet, et il retourne à sa place.
— Crisse de gros twit.
Me voilà estampillé, admis, visé, en règle, me voici en Ukraine. Oh, les potes… Je roule en Ukraine ! Je suis tout heureux, tout content, tout… analphabète. Les enseignes sont unigraphe cyrillique. Oulah. Je mets la main sur un peu de devises locales et je trouve un resto. Il est presque 17h. Nouveau choc, pour un festin, c’est-à-dire une borscht, des pâtes à la viande et deux litres d’eau de source, on me prend 2€. Eh beh.
Les Anges en jaune !

Entre la frontière et Chernivtsi, c’est la grand route. Le soleil continue son boulot, et la chaleur est étouffante. Je pousse à fond, mais je dois bien vite m’arrêter. Mon pneu arrière, encore lui ! Je regonfle. Ça semble aller. J’ai 44 km à faire pour atteindre mon objectif du jour. Mon compteur chinois tout neuf m’indique une vitesse de 3 km/h, puis 55, puis 7, 33, et enfin, zéro ! Je tapote la vitre un peu, agacé. Il s’éteint, puis se rallume en me présentant l’écran où je suis censé préciser le diamètre des roues. J’entre les données tout en pédalant. Une fois que ça y est, tout fonctionne, sauf que je suis retourné aux valeurs par défaut. Perdus, les kilomètres de la journée. En tout cas, pas grave, au moins, ça marche. Le pneu arrière. Argh. Je m’arrête à l’ombre, et je regonfle. Je repars. Le compteur veut le diamètre de mes roues. Le compteur remet tout à zéro. Bon. Monte une petite montagne. Descend une petite montagne. Un type me salue de son entrée de garage, donnant directement sur la route. Il est très souriant et j’hésite à lui demander l’asile pour la nuit. Après ça descend ferme pendant 3 km. Au bas de la côte, je suis tout plat à l’arrière. Merde, une chambre toute neuve d’hier soir. Je regonfle, il n’y a d’ombre nulle part, j’ai la flemme de tout défaire. Allez, en route. Si je n'étais pas au bas d'une côte, je retournais voir ce gentil bonhomme pour planter ma tente dans son jardin.
Tout à coup, Je croise un cycliste tout en jaune, un rouleur d’enfer sur un bolide en carbone. Il me salue chaleureusement et je réponds, tout aussi cordial. J’en ai vu trois en tout, dans toute la Roumanie, mais en voilà encore un, puis deux autres, puis encore un, dans le même sens que moi, celui-là, qui me double sans effort dans une côte. Chouette, l’Ukraine a des cyclistes. Je suis soudainement rejoint par une nuée de ces cyclos-fusées, qui reviennent de leur balade. Ce sont ceux de tout à l’heure. Je leur donne de la clochette, ils me saluent bruyamment. Puis l’un d’eux revient sur ses pas et prend ma roue. Nous mimons un dialogue de semi-sourds. Il comprend « Canada » et « pneumatique-catastrophe ». Je comprends « magazinbitchikleta et hotel ». Le chef de la bande nous a attendus et j’engage avec lui le même type de conversation. Nous entrons dans une grande et longue montée. Les autres disparaissent à l’horizon, mais le chef —un tout petit chicot à lunettes dans la soixantaine— me pousse dans la côte. Il a posé la main sur ma montagne de bagages et il me soulève vers le haut de la pente. Eh beh.
— Spasiba, spasiba !
Tout de même, je lui fais comprendre d’aller m’attendre à l’ombre, plus haut, quoi. Je termine cette satanée escalade presque une demi-heure plus tard et il est là qui m’espère. Je souris à pleines dents. Ensuite, nous y sommes, à Chernivstsi. Il m’emmène à un magazinbitchikleta, si je comprends bien. En me fiant à l’angle du soleil, je me dis qu’il n’est pas trop de bonne heure.
De Charybde en surprise

Une fois au centre-ville, la Gaxuxa décide que la proximité du Prout l’inspire et nous entendons un soudain « prfft ! » Mon compagnon me glisse Niet-niet-niet en me faisant signe d’arrêter. Inutile, je le sens bien, que je suis sur la jante. Arrêt gonflage. On repart. « Prfftfffff… » Niet-niet-niet. Je sais.
— Pneumatique-catastophe !
— DA, DA !
Alors nous marchons, du moins, je marche et il glisse sur son engin spatial digne de la Grande Boucle. Il m’emmène je ne sais où, dans un quartier paumé fait d’immenses tours en béton pourri, séparées de terrains vagues craquelés et envahis d’herbes folles. Nous nous dirigeons jusqu’à… un mur. Il s’arrête. Je me dis que je vais être détroussé dans les prochaines minutes et je pense aux vieilles leçons de bagarre de rue apprises dans mon enfance. Mais mon compagnon jette son vélo sur son épaule (max 6 kg au vu de l’effort) et descend derrière un petit parapet de ciment. Il remonte aussi sec sans sa bécane et une blonde aux cheveux en brosse apparaît au bas du soupirail, encadrée par une porte en acier rouillé. Elle tient dans ses doigts un cadre de vélo en carbone.
— Welcome.
— Uh ? je fais, tout con.
Welcome to my bike shop.
—© Éric McComber