« A ma santé ! »

Publié le 26 juillet 2009 par Jlhuss

La fatale aventure de Norbert Cruck est un feuilleton que nous avons déjà édité ici sous la plume d’Arion. « Tu es poussière, et tu redeviendras poussière » en est sans doute le fil conducteur mais Arion prévenait lors de la première édition, de prévoir votre descendance elle aussi pourtant, vouée à la poussière! C’était tout un programme que nous aurons certainement le plaisir de relire en cette période de vacances.
Il convenait, je le rappelle de choisir exclusivement des dessins macabres de Goya pour illustrer cette « chronique d’une mort annoncée »

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La mort soudaine ne surprend que les sourds, c’est-à-dire la plupart des hommes. Ils tournent dans la danse sans remarquer l’oeil qui les guette, sans entendre la voix qui les appelle, sans reconnaître la main qui les arrache ; et les voilà partant au bras de l’ombre, effarés, transis, loin de la fête où leur absence est à peine aperçue.
Oui, rares sont ceux qui reconnaissent, pour eux-mêmes ou pour les autres, les signes avant-coureurs de l’heure fatale.
Dans le cas de Norbert Crück, les messages n’étaient pas ambigus : un bon gros rêve à peine transposé, précisant les noms et adresses. Une mystérieuse instance, qu’il appelait socratiquement son daïmon, l’avait exercé doucement à l’oniromancie, en commençant par des morts anodines au choc affectif limité. Pourquoi, par exemple, se serait-il affligé du décès d’Hannibal, le rothweiller de sa voisine, hargneuse bête qui s’élançait au moindre geste contre la grille de clôture ? Ce ne fut pas un cauchemar de l’entrevoir terrassé.

M.Crück entre deux abois crut opportun de confier sa vision nocturne à la dame, qui le prit de travers et l’envoya paître. Le lendemain, Hannibal fut trouvé raide sur le gazon. Imprécations de la vieille, qui se munit sans désemparer d’un cerbère plus terrible encore, furieux pitbull poussant l’intimidation jusqu’à se suspendre par la gueule à la barre du fil à linge. Norbert Crück se jura de garder désormais pour soi ses visions.

Six mois plus tard, le daïmon confirmait sa spécialisation nécrologique en lui représentant nuitamment Mgr Panteloux, le médiatique évêque des pauvres, rendant l’âme au lit d’une cocotte. Cette vision burlesque le laissa sceptique. Il fallut pourtant célébrer bientôt les obsèques du vert prélat, que le voeu de chasteté aurait dû prémunir contre un tel accident.
Après ces succès d’apprentissage et plusieurs autres de croissante envergure, on devine les affres de Norbert, lorsqu’il fut averti du trépas de son épouse, “par percussion, dans les quatre semaines à venir”.
La première semaine, il ne mangea plus, atterré, muet, couvant l’aimée d’un regard tragique et la tenant passionnément à l’écart des lustres et des armoires. Les deux semaines suivantes, ils firent un séjour à Venise, ville essenciellement aquatique où le risque est moindre d’être broyé que noyé. Sylvaine comprit que son receveur de mari, recru de prosaïsme au service du Trésor, avait besoin des fastes de l’art baroque. Et de fait, il se montra si empressé dans les gondoles, si ardent sur le pont des Soupirs, qu’elle crut revivre sa lune de miel. Mais pourquoi cette frayeur des fenêtres et balcons fleuris, qui compliquait la promenade dans les venelles ?
La quatrième et fatidique semaine, il ne quitta pas sa femme d’une minute, la serrant jusqu’à l’oppression en tous les lieux où sévissait l’automobile. Le vendredi, il lui imposa de garder la chambre, arguant qu’une femme bien portante est une malade qui s’ignore. Tant d’absurde autorité finit par indisposer cette femme patiente. Le samedi matin, à 8h30, Norbert s’isola aux lieux d’aisance et la somma de ne pas quitter la porte, disant que l’ultimatum expirait bientôt, qu’il suffisait de tenir jusqu’à la nuit, qu’il ne serait pas un nouvel Orphée, et autres folies de ce genre. Sylvaine gagna l’entrée à pas menus, mit sa popeline, son chapeau, prit son sac et descendit vivement l’escalier pour acheter des croissants au carrefour. Une camionnette la percuta comme elle se retournait à la voix du mari hurlant “Attention !” de la fenêtre.
Mais notre histoire débute vraiment trois ans plus tard, lorsque après bien des nuits apaisées le daïmon reprit du service pour annoncer à Norbert Crück sa propre mort.

Arion

[réédition]