Autour de Cathédrales : le Verbe géométrique, par Thierry de Champris, éditions Guy Trédaniel

Par Jean-Michel Mathonière

La question des tracés régulateurs employés par les bâtisseurs de cathédrales est un sujet qui fascine depuis longtemps les chercheurs, tant du point de vue architectural que de celui du symbolisme et de la spiritualité. L'ouvrage-phare de ce courant d'intérêt est sans conteste le célèbre livre du prince roumain Matila Costiescu Ghyka, Le Nombre d'Or, paru en 1932 aux éditions Gallimard et régulièrement réédité depuis cette date.

Les éditions Guy Trédaniel ont publié en 2004 une nouvelle édition augmentée d'un autre livre important consacré à ce sujet : Cathédrales : le Verbe géométrique, par Thierry de Champris.

On soulignera que ce livre est quelque peu « monumental » en lui-même : de format 30 x 42 cm (A3), ses 334 pages ne comptent pas moins de 127 tracés régulateurs polychromes, 18 en noir et blanc et 20 photographies couleurs. Imprimé sur un beau papier ivoire, de bonne main, on me permettra de cependant regretter que sa typographie ne soit pas à la hauteur de la maquette, assez belle, et encore moins du sujet lui-même, tel que l'auteur entend l'aborder : l'harmonie graphique et architecturale au service de l'harmonie intérieure.

Car au-delà de la pertinence ou non — j'y reviendrai un peu plus loin — des tracés régulateurs proposés par Thierry de Champris pour les façades des cathédrales de Reims, Rouen, Strasbourg et Amiens, le propos de l'auteur est avant tout de montrer « qu'à l'époque gothique, comme dans l'Antiquité, le nombre et sa transcription formelle, la géométrie, sont compris et regardés comme la science qui mène à Dieu. » C'est effectivement là un aspect de la pensée traditionnelle qui, s'il est bien connu à tout familier de la philosophie platonicienne ou de la théologie thomiste, reste à bien faire ressortir à l'attention d'un public plus « profane » qui serait tenté de ne voir dans les édifices religieux médiévaux que simples prouesses techniques. Que ce soit par sa passion manifeste, communicative, ou par les citations faites de quelques textes classiques, Thierry de Champris est à cet égard très convaincant.

Pour ce qui est des tracés régulateurs, les amateurs du genre se réjouiront : outre leur nombre et les explications graduelles les accompagnant, le fait qu'ils soient imprimés en couleurs rend leur lecture assez aisée. Le grand format contribue aussi à ce confort, sans devenir non-manipulable comme l'est cet autre grand et mythique classique publié par les éditions Véga en 1949 (réédité en 1982 par les mêmes éditions Véga/Trédaniel) : De l'Architecture naturelle ou Rapport de Petrus Talemarianus sur l'établissement, d'après les principes du tantrisme, du taoïsme, du pythagorisme et de la Cabale, d'une règle d'or servant à la réalisation des lois de l'harmonie universelle et contribuant à l'accomplissement du Grand oeuvre (ouf !).

D'après son auteur, Cathédrales : le Verbe géométrique entend apporter par la rigueur de la démonstration (Thierry de Champris est architecte) la preuve définitive de l'emploi du nombre d'or comme structure géométrique essentielle des cathédrales médiévales. Pour ce faire, ses tracés mettent en évidence l'importance des axes et des centres désignés par l'enchaînement des combinaisons géométriques. De même, l'auteur entend démontrer « qu'en amont de leur lecture esthétique et de la discipline de composition architecturale qu'ils nous offrent d'admirer, les diagrammes qui sous-tendent les façades analysées dans cette étude s'avèrent autant de messages laissés à dessein, intégrés à l'œuvre de pierre par les bâtisseurs médiévaux. » Et que « cette lecture devient alors décryptage d'une symbolique qui, certes, puise largement aux sources de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais encore plonge ses racines dans l'Égypte antique et la Grèce de Pythagore. »

Si elle est séduisante pour un pur profane ès-opérativité ou pour un obsédé du nombre d'or, ou encore pour tous ceux qui croient en une tradition ésotérique que se seraient transmis les bâtisseurs depuis le temps des pyramides, cette démonstration l'est toutefois beaucoup moins pour les Compagnons tailleurs de pierre ou pour les historiens de l'art.

À cet égard, il y a tout d'abord lieu de rappeler l'étude que Marguerite Neveux (docteur en histoire de l'art, maître de conférences à l'Université Paris 1) a consacré à la question : Le nombre d'or, radiographie d'un mythe, essai suivi d'une étude sur La divine proportion, par H. E. Huntley, éditions du Seuil (coll. Points). Elle y montre bien combien il est possible de mettre au profit du nombre d'or, au prix de quelques approximations, d'autres proportions proches réellement employées dans les arts, notamment la très pratique 5/8 (qui vaut 0,625 alors que l'inverse de phi, le nombre d'or, vaut 0,618). (Notons au passage qu'elle montre aussi la motivation « géopolitique » quelque peu trouble qui anime Matila C. Ghyka…)

Ensuite, il convient aussi de noter que du point de vue architectural et technique, il est pour le moins prématuré d'espérer établir une quelconque démonstration sur la seule analyse des façades. La problématique des bâtisseurs médiévaux était, c'est bien connu, de déduire l'élévation du plan, c'est-à-dire non seulement de trouver un enchainement géométrique entre les tracés de l'un et ceux de l'autre mais aussi de trouver un lien harmonieux (et signifiant faut-il préciser) entre le plan et les façades, ainsi qu'entre les parties et l'ensemble. L'exemple le plus célèbre de cette problématique est celui de la dispute du Dôme de Milan, au cours de laquelle, en 1399, l'architecte français Jean Mignot répliqua : « Ars sine scientia nihil » (l'art sans la science n'est rien). L'objet de la dispute était de savoir si l'élévation de la cathédrale de Milan devait, à partir du plan déjà en œuvre, se faire selon les tracés régulateurs « ad quadratum » (selon le carré et l'octogone) ou « ad triangulum » (selon le triangle et le l'hexagone étoilé/sceau de Salomon). Et le propos n'était pas tant technique que également symbolique, selon l'importance accordée aux nombres par les doctrines néoplatoniciennes.

Élévation du Duomo de Milan selon le tracé régulateur ad triangulum (d'après l'édition allemande du traité de Vitruve par Rivius)

Enfin, il est essentiel de rappeler que contrairement à une idée reçue commune en France, les tracés régulateurs réellement employés par les bâtisseurs de cathédrales ne sont pas si secrets que cela, quoi que les règlements des loges de tailleurs de pierre ait pu effectivement prescrire à ce sujet — voir par exemple l'article 44 des fameux Statuts de Ratisbonne en 1459 : « Aucun maître ou compagnon n'appartenant pas à la confraternité ne doit recevoir le moindre enseignement. » (cliquer ici pour voir le texte intégral des Statuts de Ratisbonne), disposition que précise et renforce l'article 14 des Statuts de Strasbourg en 1563 : « Aucun maître, contremaître ou compagnon n'enseignera à quiconque n'est pas membre de la confraternité, à faire des extraits de l'épure de base […] » (cliquer ici pour voir le texte intégral des Statuts de Strasbourg). Car si la France ne conserve que le fameux carnet de Villard de Honnecourt pour se faire une idée des connaissances géométriques des bâtisseurs médiévaux, il n'en va pas de même dans le monde germanique où de nombreux plans anciens (avec souvent la trace du réticulage) et carnets de tailleurs de pierre ont été préservés. Ces documents démontrent sans ambiguité que ce sont les schémas à base de l'hexagone et de l'octogone étoilés qui forment l'essentiel des tracés régulateurs (cliquer ici pour voir à ce propos mon étude sur la géométrie secrète des Compagnons tailleurs de pierre germaniques). Les schémas basés sur le nombre d'or sous la forme du pentagone étoilé sont rares et concernent quasi exclusivement les rosaces, et non les plans et élévations.

En conclusion, le bel ouvrage de Thierry de Champris apparait comme très intéressant, à condition de relativiser en hypothèses certaines de ses certitudes en ce qui concerne les tracés. Il prendra place sans rougir dans la bibliothèque des amateurs d'ésotérisme architectural, aux côtés des ouvrages cités de Ghyka, Talémarianus ou encore Georges Jouven.

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