La Marche de Radetzky - Joseph Roth

Par Woland

Radetzkymarsch Traduction : Blanche Gidon et Alain Huriot

Doucement, avec une tendresse infinie et les grimaces ironiques, et même bouffonnes, d'un enfant qui veut dissimuler aux adultes son envie de pleurer, "La Marche de Radetzky" dit adieu à l'Empire des Habsbourg, à ses ors et à sa splendeur autant qu'à ses fonctionnaires un peu trop bornés et à ses incapables. L'ouvrage a cette senteur chaude et parfumée des dimanche matins de notre enfance, quand le soleil brillait sans se préoccuper de la couche d'ozone, quand les cloches sonnaient en prélude à la traditionnelle réunion familiale et quand, enfin, tout était simple ou, tout au moins, le paraissait. La saveur d'un passé qui ne se posait pas de questions et qui ne reviendra plus jamais - mais qui, parce qu'il nous a jadis protégés de ses ailes, nous a rendus plus forts.

Pourtant, de tout ce que j'avais lu ce sur livre, j'en avais conclu qu'il s'agissait d'une charge grinçante et amère lancée à l'assaut d'une double-monarchie sclérosée et depuis longtemps anachronique. En certains lieux, virtuels ou non, Joseph Roth est en effet présenté comme un grand contempteur de l'Autriche-Hongrie, un révolté libertaire, une espèce de Don Quichotte en guerre contre l'impérialisme colonialiste des Habsbourg.

De deux choses l'une : ou bien ceux qui prétendent pareille chose n'ont jamais lu le roman, ou bien, pour une raison inconnue, ils déforment à plaisir son propos.

Certes, à travers l'ascension de la famille Trotta, de la bataille de Solferino durant laquelle le grand-père sauve la vie de François-Joseph Ier, jusqu'à la mise en bière du vieil Empereur en 1916, au beau milieu de la Grande guerre, Joseph Roth ne se fait pas faute de pointer du doigt l'immobilisme suicidaire de la société et de l'Etat autrichiens, engoncés dans un centralisme militaire et un système de castes aux relents moyenâgeux. Il souligne également combien le multi-ethnisme de l'Empire, en s'ouvrant aux idées nationalistes qui annonçaient le XXème siècle, a, plus que tout autre facteur, contribué à sa perte.

Mais avec quelle tendresse, avec quelle indulgence un peu amusée ne s'attarde-t-il pas, en parallèle, à nous dépeindre l'intégrité foncière de ces Trotta qui furent si nombreux dans l'Empire et qui parvinrent si longtemps à le maintenir au premier rang de l'Europe ! Du grand-père qui hait le mensonge au petit-fils qui se fait tuer par devoir, en allant chercher de l'eau pour ses camarades, en passant par le fils, préfet strict et discipliné qui n'a jamais pu réaliser son rêve, servir dans la cavalerie, Joseph Roth fait de ces archétypes les gardiens vigilants et héroïques d'une société en laquelle, malgré ses inégalités, ils continuent à croire, et plus encore les gardiens de l'Histoire de leur pays dans ce qu'elle a de plus grand et de plus noble.

Joseph Roth, qui dut assister, impuissant, à la montée en force du nazisme, a peut-être eu la tentation de considérer comme inutiles les touchants efforts de ses personnages pour conserver leur intégrité morale au milieu d'un monde en décomposition. Et pourtant, sa "Marche de Radeztky", en dépit de son désenchantement et de son infinie nostalgie, n'est pas un chant du cygne : c'est celui d'un phoenix. ;o)