Le Centre

Publié le 05 août 2009 par Henrymichel

J’ai décidé de publier en ligne le roman que j’écris depuis trois ans. Au compte-goutte. Ou au moins le début. Le lectorat d’un blog n’est pas forcément le lectorat d’un roman, mais si vous aimez ce que j’écris, vous vous y retrouverez.

Si vous trouvez ça pas très bon, ou pas très intéressant , je m’en rendrai compte. Si ça plait, cela m’encouragera à clore le bouquin, achevé à 85%.

C’est un roman à la fois culturel et politique. Générationnel. Il vous dépaysera, je pense. Le héros s’appelle Sacha.
L’action commence en 2001. Chaque semaine, je nourrirai en chapitre si les lecteurs suivent. Pour cette semaine et commencer un peu plus généreusement, il y aura 3 chapitres. Hope you’ll enjoy.


LE CENTRE

-1-

- C’est l’interactivité, annonça Gilbert à ses deux invités lui faisant face, tout en se caressant la cuisse de la main gauche.

- Demande : réponse, ajouta-t-il, vous entrez la moindre requête dans un « moteur de recherche » des horaires, des sites sur la peinture, Agathe voulait par exemple des renseignements sur des festivals, eh bien hop j’ai rentré mettons le mot « festival » et toute une série de sites apparaissent, des milliers.

- Et pour les petits-enfants, tenta la femme de l’invité, qui n’y connaissait rien, du genre à passer la souris par terre et à l’actionner avec le pied.

- Oui, admit Gilbert. Jade la dernière fois avait un exposé à faire avec Montaigne elle me dit « Papy, il me faudrait des documents sur Montaigne », alors je suis allé sur un moteur de recherche et j’ai tapé «Montaigne », et il y a eu, je crois, mille deux cent réponses, toute une série de sites concernant Montaigne.

L’invité fit « Wouaouh » en prenant un air émerveillé, ce qui déconcerta tout le monde car il aurait très bien pu faire « Wouaouh » suite à l’anecdote concernant le mot « festival », celle de Montaigne n’ayant aucune valeur ajoutée particulière. Gilbert faillit abandonner.

- Donc là, bon, tout cela me dépasse, et je t’admire Gilbert pour t’y être mis aussi vite, si j’ai bien compris, comparé au minitel, c’est dix fois mieux.

- Cent fois mieux, dit Gilbert.

- Et Aquagym ? demanda la femme de l’invité.

- Pardon ?

- Si on rentre « Aquagym », ça donne des résultats ?

- Hé bien je te propose que nous essayions.

Ca a un peu fait flipper les invités mais Gilbert était déjà lancé.

- Rapprochez-vous de l’écran.

Les invités prirent place de chaque côté de Gilbert, l’invité et sa femme chaussèrent leurs lunettes et regardèrent un peu partout sur l’écran. Gilbert leur indiqua du doigt ou porter leurs yeux.

- Voilà, je vais saisir l’adresse du moteur de recherche.

En réalité, Gilbert avait mis ce site en favori, mais il préféra laisser de côté cette notion pour l’instant. Il voulait qu’ils comprennent d’abord le concept d’ « internet ».

- On va bientôt passer à table, lanca Agathe du fond de la cuisine.

Tout le monde l’ignora.

- Voilà. Une fois sur le moteur de recherche, je tape « aquagym », je fais valider et…voilà.

L’invité et sa femme eurent un sourire crispé. Ils ne savaient pas trop quoi faire. Et l’invité avait faim.

- Vous ne voyez pas ? Les résultats sont apparus.

- Ah oui, firent l’invité et sa femme. L’invité regardait en haut à droite de l’écran, et sa femme en bas à gauche.

- Voici donc la liste des résultats…Aquagym de la Creuse, Les vertus de l’aquagym, Aquagym Vallency…

- C’est pas loin ça, Aquagym Vallency, Claude y est allé le mois dernier, tu sais, fit la femme de l’invité.

- Vous voulez que je clique là-dessus ? demanda Gilbert.

- Pas si c’est payant…

- Non, non, les visites c’est gratuit…Allez, hop, je clique sur le lien.

La page du site Aquagym Vallency apparut et le silence se fit.

La femme de l’invité baissa la tête en retirant ses lunettes, l’invité regarda Gilbert en fronçant les sourcils, et Gilbert regardait la page d’entrée Aquagym Vallency.

Sur celle-ci, une photo pleine écran représentait une jeune fille plutôt blonde et souriante en train de se faire lécher le ventre par un solide gaillard habillé en joueur de rugby. Gilbert ne put  déterminer immédiatement l’équipe dans laquelle jouait le garçon.

Ce dernier semblait cacher un objet couleur chair dans son dos.

-2-

- Je pense qu’il pensait vraiment ce qu’il disait. J’en suis sûre, parce qu’en même temps c’est pas la première fois que quelqu’un comparait ma voix avec celle de Lara Fabian.

Chloé menait cette réflexion seins nus, et Carine interprétait cela comme un très lourd processus de crédibilisation. C’est à dire : Chloé n’avait fait que trois mois de danse lorsqu’elles ont sympathisé aux cours et sont devenus confidentes.

Trois mois de danse, c’est ridicule pour une fille de vingt et un ans, c’est même une tare gravissime, lorsque l’on veut s’orienter dans le show business.

Or Chloé avait du vite remarquer que dans les vestiaires, en fin de séances, les débutantes camouflaient encore un peu leur poitrine. Les avancées, elles, l’exposaient fièrement, quant aux pros, n’en parlons pas, elles se les touchaient, se les soupesaient, se les prenaient même en photo les jours de bonne humeur collective.

Le fait donc que Chloe accueille Carine dans son appartement seins nus, portant autour de la tête une serviette enroulée venait de manière lointaine signifier que malgré ces trois courts mois de danse à son actif, Chloé avait déjà acquis les tics et us des pros, assumant l’exposition de son corps avec une nonchalance appuyée.

Voilà ,pourquoi depuis vingt minutes Chloé s’exprimait à Carine en gardant sa poitrine à l’air, belle petite poitrine très rose, open minded, de père New Yorkais et de mère rennaise, courbe moderne mais présente, assurée, très flexible , impeccable en fin de parcours.

Du moins c’était l’avis de Carine, qui était avant tout une littéraire.

- Ce qui m’étonne, dit Carine qui avait toujours un air un petit peu agacé, ce sont ces deux cent euros qu’il ta demandé pour devenir ton manager. Je me dis - un manager normalement, c’est quelqu’un qui mise avant tout, qui croit dur comme fer à un talent, et qui va se saigner aux quatre veines pour le hisser. Ce n’est pas quelqu’un qui va demander immédiatement deux cent euros.

- Les deux cent euros, il m’a dit que c’était pour ma page Internet. C’est le prix. Il a fallu qu’il s’adresse à une société spécialisée dans la construction de sites « web » pour ajouter une page me concernant sur leur site Internet. Cette page contient : une photo de moi, une courte biographie, et , bien sûr, le plus important, des extraits de mes interprétations. Dans l’ordre : I will always love you de Whitney Houston, Heartbreaker de Mariah Carey, S’il suffisait d’aimer de Céline, et Je suis malade de Serge Lama.

Chloé reposa la feuille, puis se pencha et alluma l’unité centrale de son P.C.

- Je vais te montrer, dit Chloé.

Carine regarda défiler les conneries habituelles qui apparaissent toujours quand on démarre ces engins. Chloé lança successivement la connexion, puis l’explorateur. Elle tapa une adresse à la fin de laquelle figurait son prénom.

- Voilà.

Une page intitulée « Ebony Emporium » apparut, faisant pétiller dans son apparition une bonne demie douzaine d’autres fenêtres plus petites.

Une photo de 780 pixels par 400 tentait d’illustrer avec enthousiasme le concept d’ « Ebony Emporium ». On pouvait y voir plusieurs hommes de type afro-américain en train de besogner de grosses bourgeoises bien blanches, et, mêlés à ce tableau par un subterfuge graphique jouant sur des niveaux d’opacité, de grands bonhommes bien caucasiens se faisant faire toutes sortes de gâteries par de jolies jeunes femmes noires de peau.

Bref l’ensemble paraissait être une invite au sexe pluriethnique, à en croire les petites fenêtres périphériques qui invitaient le visiteur à cliquer sur des photos d’organes de toutes origines.

- Ca alors, dit Chloé. C’est quoi ce truc ?

- C’est bien la bonne adresse ?

Chloé fit des allers-retours oculaires entre la feuille sur laquelle elle avait inscrit son adresse et la barre du navigateur, sur l’écran.

- Oui. Mais je te jure que c’est pas ça , le site.

Carine quitta ses yeux d’un des couples pour regarder Chloé. Il ne s’agissait en rien d’un site assurant la promotion de la jeune chanteuse.

-3-

On aurait pu juger de l’influence du 11 Septembre sur le monde rien qu’en observant Internet durant l’heure fatidique.

J’étais alors en train de dispenser une formation à une grande rousse qui était assez belle et assez typiquement rousse pour logiquement, du moins dans un Etat qui aurait été logique, subvenir à ses besoins ne serait-ce que par sa condition de rousse, grande et belle rousse, constellée de taches de rousseur.

Mener une vie paresseuse et lascive, rester simple et naturelle, avoir un mari et des enfants et recevoir tous les mois un chèque de l’état accompagné d’un petit mot du président sur lequel serait marqué « Voici de l’argent. Merci d’être si typiquement rousse - ne changez rien ! J.Chirac ».

Mais la société étant ce qu’elle est, cette demoiselle nécessitait un emploi, et une structure afférente à l’ANPE versait des sommes astronomiques à des sociétés prestataires comme WebTech pour octroyer une formation « Web - Création de pages Web » à de jeunes et moins jeunes demandeurs d’emploi.

Moi, ça me changeait de la construction de sites proprement dits, d’être formateur durant quelques semaines.

Et puis la rousseur de la fille  changeait de l’ordinaire, comme quand un médecin généraliste doit soigner une maladie tropicale, moi ça m’occupait.

C’est un copain qui m’a envoyé un sms : VA SUR CNN

J’ai laissé la rousse sur ses lignes de code html et me suis connecté depuis un poste vide.

Le premier avion venait de percuter la tour.

Une photo petite et pixellisée représentait la scène, on percevait vaguement une tour en flamme et surtout en fumée, mais ç’aurait pu être une photo de coton, ou une photo d’hibiscus, c’était une photo très libre d’interprétation, ce qui fait qu’au bureau tout le monde a paniqué à sa manière.

La rousse a eu une panique tout a fait rousse, très en dedans, distante et chaleureuse, comme si elle était très embêtée pour nous que cette histoire arrive.

Je ne sais pas ce que j’avais fait entre temps, mais j’avais quitté CNN.COM, et lorsque je me suis reconnecté, le deuxième avion venait de percuter la deuxième tour, et une image désuète mais glaçante venait d’apparaître ou plutôt de disparaître.

L’afflux des visiteurs sur le site de CNN venait de faire péter leur serveur, et un relais de secours avait été fait sur une page nue, uniquement remplie de pauvre texte ASCII, sur fond noir.

Il n’y avait plus d’images, plus de photo, pas le moindre icône, tout était devenu désert, comme les pages web du début des années 90, texte, pas de gros titres en capitales bedonnantes et dégradées du genre WTC UNDER ATTACK.

Non, un fichier texte, on aurait dit qu’Internet venait de s’arrêter de couler, comme dans Manon des Sources, cette absence d’image était beaucoup plus flippante que les photos qui auraient pu être publiées à cet instant. Là je m’étais dit que quelque chose de vraiment grave venait de se passer.

Toute la journée s’était écoulée plus ou moins au ralenti. Nous avions trouvé un vieux poste radio, et les journalistes semblaient ivres de contenu rédactionnel. Il y avait trois heures de cela ils s’ennuyaient et nous nous ennuyions aussi. Puis en trois secondes beaucoup de gens étaient morts.

Dès lors, je n’ai pas très bien compris pourquoi, la société Webtech est complètement partie en vrille, de la même manière qu’une compagnie dont le siège aurait été basé dans l’une de ces deux tours. Un truc incroyable.

Sauf que nous étions à Vence, dans les Alpes Maritimes, ville qui reste d’une manière globale peu dépendante de la ville de New York, ou même des Etats-Unis, ou même d’un quelconque bouleversement géopolitique.

Je sais que la Bourse ne s’est pas remise de cet événement, je comprends grosso modo l’histoire du conflit mondial et des flux monétaires, mais je reste persuadé d’une chose : ceci n’avait aucune raison de changer la ville de Vence.

D’ailleurs, Webtech fut a priori la seule victime économique du 11 Septembre sur Vence.

Walter, mon patron, donna cette raison.

A la fin de ma formation de la rousse, je n’eus plus de sites à construire. Rien.

Walter m’annonça : « c’est le 11 Septembre ».

Plus de prospects, plus de réponses favorables aux coups de fils, projets annulés, zéro return on investment sur la pub PQR, le néant.

Notre agence par le passé avait été fière et arrogante, sur Vence. Nous étions classe, les gens du quartier nous admiraient. Le marché avait à peine éclos - notre valeur ajoutée était de 1000%, la supercherie était magnifique.

Nous n’utilisions que deux logiciels de mise en page web, ils nous fallait deux heures pour pondre un site de base, et nous facturions l’affaire 40.000 francs à nos meilleurs amis.

Les types rentraient chez eux les larmes aux yeux d’avoir leur S.A.R.L en .com, dans la voiture, sur le chemin du retour, ils marmonnaient l’adresse pour s’en souvenir plus tard.

Les deux ou trois premiers jours ils se connectaient à l’adresse indiquée. Ils montraient le site à leurs gros clients et amis.

Une page sur deux était truffée de bugs et lorsqu’ils nous appelaient, nous les envoyions chier avec un dédain magistral, en mettant en cause n’importe quel terme technique incompréhensible. Les types lâchaient l’affaire, écrasés de honte et d’ignorance. Ils ne se reconnectaient plus. Leurs sites crevaient ainsi, éternellement jeunes, comme des chiots noyés.