Le mal français à Madagascar.

Par Ananda

Deuxième partie : les responsabilités de la France

5. Les responsabilités de la France dans les divisions et querelles inter-ethniques

 L'un des principaux griefs des "ethnonationalistes" merina consiste à avancer que la France a toujours mené une politique hostile aux Merina, parce qu'ayant détenu le pouvoir, ils avaient ainsi acquis une certaine légitimité pour diriger Madagascar. L'administration coloniale a donc cherché à rabaisser les Merina, Ratrimonimerina va plus loin, il prétend même que l'hostilité aux Merina est générale chez tous les Français :

"... tout Français ayant entrepris d'aborder la question de Madagascar en est spontanément venu à épouser des positions anti-merina. Une telle affirmation peut paraître énorme et d'aucuns, entendant cela, ne manqueraient de parler de paranoïa. Et pourtant, qui peut prouver le contraire? Qui peut citer un seul nom français connu, que ce soit celui d'un auteur, d'un diplomate ou de toute autre personnalité publique ayant déclaré qu'il a de la sympathie et du respect pour les Merina en tant qu'ils sont, c'est-à-dire un peuple malais, et qu'il souhaite les voir jouer un rôle déterminant dans ce pays qui est leur tout en préservant à jamais leur identité d'origine?... " (VK, chap. 1)

On peut aussi, à ce sujet, se reporter aux interventions des rédacteurs de JURECO sur Internet, notamment Harilala Andrianarimanana (scm, 6/02/97), Commençons par analyser l'aspect proprement politique.

Dans son ouvrage sur 1947, Janine Harovelo (10) cite un article de "l'Encyclopédie coloniale et maritime" parue précisément en 1947. Léon Réallon parle des "autochtones", de race noire ou métissée, qui ont été asservis par les "conquérants malais", puis libérés par la France :

"(alors) leur ressentiment et leur haine contre leurs anciens maîtres put se donner libre cours. C'est un facteur dont il importe de tenir compte dans la conduite du pays, et l'administration française à ses débuts s'est appuyée sur cette classe inférieure."

Le socialiste Marcel de Coppet, alors Haut Commissaire à Madagascar, prononce un discours (11) en février 1947, dans lequel il revient sur ce clivage :

"Ainsi donc, dès 1896, s'établit à Madagascar un antagonisme entre les Hova nobles des plateaux, d'une part, et d'autre part, leurs esclaves et les populations côtières. Pour les Hova l'occupation française fut une dépossession - ils disent même aujourd'hui : une spoliation ; pour les populations côtières, ce fut une libération."

Notons en passant que, quand éclatera l'insurrection, quelques semaines après ce discours, les plus nombreux et les plus déterminés ne seront pas les Merina, mais précisément des gens issus des populations "cotières", celles des provinces de l'Est, férocement exploitées par les colons...

De Coppet poursuit en décrivant les particularités raciales et culturelles de ceux que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de Merina fotsy, et pour lesquels ont utilisait alors le mot Hova :

"Les Hova sont d'origine malayo-polynésienne, leur tempérament est asiatique, leur nature très fermée, leurs intentions toujours secrètes. Ils ont le goût de l'intrigue, du complot, de la conjuration, des groupements occultes, des sociétés secrètes. Toutes leurs belles facultés d'intelligence (...) ils veulent les mettre au service de leur rancune contre nous. En apparence ils se résignent à l'occupation étrangère, mais leurs sentiments haineux ne désarment pas."

Ce discours, traduit en langue malgache par "Ilaitangena" (Le Poison), est paru en Avril 1997 dans "Feon'ny Merina" et se trouve reproduit sur une page Web sous le titre "Isika Merina no tena tsy tiany" ("C'est vraiment nous, les Merina, qu'ils n'aiment pas"). Ainsi nous voyons comment cette littérature socialiste continue d'alimenter aujourd'hui une propagande anti-française. (12)

Ainsi le pouvoir colonial n'a eu de cesse de diviser pour régner, et il est parvenu à figer un clivage ethnico-racial, opposant d'un côté les Merina fotsy, de l'autre les Merina mainty et "Côtiers". Il ne s'agissait pas tant de répandre des "théories scientifiques" plus ou moins fausses sur l'origine des ethnies de Madagascar, que de servir ainsi une certaine politique, qui s'est traduite par des actes concrets, dont l'un des plus criminels fut, à l'époque que nous considérons ici, l'opposition encouragée par le colonisateur entre deux partis rivaux, le MDRM et le PADESM. En 1946, le PCF a même cru devoir discerner, au-delà de la division ethnique, un antagonisme de classes entre les deux partis, et il appuya la fondation du PADESM, celui des deux qui se ralliera aux colonisateurs durant l'insurrection de 1947. (13)

Cette scission dramatique s'est produite dans une période décisive, au moment où les Malgaches ont relevé la tête et combattu pour leur émancipation. En massacrant les insurgés, et en recrutant pour cette triste besogne des alliés parmi les Malgaches, la France a porté un coup terrible à la construction nationale à Madagascar. Cette politique était criminelle et on se demande bien ce qu'attendent nos responsables politiques, "gauche plurielle" comprise, pour le reconnaître aujourd'hui. Nous aimerions savoir ce qu'ils ont à répondre à Ratefy quand il écrit :

"Quel dirigeant français a ainsi reconnu publiquement les responsabilités de son pays pour les innombrables crimes coloniaux perpétrés par celui-ci, sans compter ceux accomplis, au nom de l'«unité nationale», à l'intérieur même de ses frontières actuelles? (...) en ce qui concerne la France, c'est comme si celle-ci ne s'était jamais rendue coupable de quelque chose de répréhensible dans ses relations avec les autres. Bien au contraire, elle en tire gloire et fierté! Si bien que pour elle, le «temps des colonies» était avant tout une époque de grandeur où on pouvait voir - en rose! - sur une mappemonde combien était étendue (à cause du Sahara!) l'empire français. Et pour se convaincre d'ailleurs que la colonisation était foncièrement positive, il lui suffit d'évoquer l'état de désespérance actuel de ses anciennes colonies, notamment en Afrique où beaucoup, aveuglés par leurs difficultés matérielles ou aspirant à la «blanchisation», regrettent même sa domination. Mais la simple idée qu'elle puisse elle-même être pour quelque chose dans cette situation ne lui vient même pas à l'esprit. La preuve la plus éclatante montrant qu'elle n'a jamais pensé renier le principe colonial est d'ailleurs le fait qu'elle continue justement à posséder des colonies. La pression des événements au cours des années soixante l'avait obligé à abandonner les gros morceaux mais elle s'est quand même arrangé pour conserver au moins les plus petits, ceux incapables de défendre par eux-mêmes leurs droits et dont on peut ensuite étouffer les aspirations à l'indépendance à coup de subvention corruptrice et de répression. Non mais quel courage quand même! Quel sens de la justice! Et surtout, quelle grandeur d'âme! Pour la France visiblement, la seule chose qui importe est que le drapeau français puisse continuer à flotter souverainement un peu partout dans le monde." (VK, chap. 2)

Sur ce thème, on lira également son intéressante "Lettre ouverte aux francophoniens" sur le site Web "Tao anatin'ny aizina". Sur l'état de la recherche concernant les événements de 1947, consulter une note de Françoise Raison-Jourde sur le site Web de "Clio en Afrique".

En 1960, l'indépendance a été simplement "accordée" et la Première République Malgache confiée à des "amis de la France", au premier rang desquels figuraient les anciens du PADESM.

Tout ce passé continue de peser lourd dans la balance. Il est très difficile, encore aujourd'hui, de nier formellement que la France joue un rôle dans la perpétuation des divisions interethniques. Certains responsables français, et aussi de simples citoyens français, ne continuent-ils pas, aujourd'hui, à conserver le regard ethniciste qu'ils ont eu hier ? Par leurs paroles, leurs écrits ou leurs actes, ne contribuent-ils pas encore à jeter de l'huile sur le feu ? (14) Evoquons un exemple récent, révélateur d'un certain climat politique actuel. Car il convient parfois de ne pas en rester à l'Omaly pour s'intéresser aux enjeux de l'Anio.

En Décembre 1994, paraît en France le "Rapport Marcus" (14 bis). Le député français C.-G. Marcus est venu en visite à Madagascar et a fait son petit tour de l'Ile, piloté par l'ambassadeur de France Gilles d'Humières. 

Le ton général de son rapport est acrimonieux, donneur de leçons, réprobateur jusque sur la question du Rwanda (!), s'apitoyant sur "une situation catastrophique, dont l'Etat malgache est évidemment le premier responsable" (p. 8), sans jamais se poser la question de savoir si les responsabilités pourraient être partagées, si par exemple l'essentiel de "l'aide française" n'est pas un soutien direct à ce même Etat malgache.

Voici quelques perles, hélas révélatrices d'une certaine littérature officielle bien actuelle :

"La décentralisation, il faut le dire, est surtout un luxe de pays riches." (p. 12)

"On peut s'étonner que le Gouvernement malgache n'ait pas eu un mot pour soutenir l'intervention française au Rwanda. Le Ministre des Affaires étrangères, M. Jacques Sylla, dont j'avais attiré l'attention sur ce point, m'a indiqué que le silence de son pays s'expliquait par des "interrogations" sur les objectifs de l'opération.

Comment expliquer cette attitude d'un pays à destination duquel nous consentons un effort de coopération aussi substantiel ? Il faut savoir que la France, si elle dispose d'un capital de confiance et d'amitié incontestable, suscite aussi des sentiments de rejet chez toute une frange de la population : la bourgeoisie merina, qui a eu le sentiment d'avoir été dépossédée de ses pouvoirs par le colonisateur au profit des populations côtières, tient souvent un discours anti-français qui est relayé dans la presse nationale. (...) Si les Malgaches reviennent toujours vers la France, c'est dans le cadre d'une sorte de relation "imposée" qui ne laisse que peu de place à la reconnaissance pour les efforts consentis. Tout se passe comme si les Malgaches nous disaient : "Ce que tu as, tu me le donnes ; si tu me le donnes, c'est que tu me le dois." (p. 21)

"Il nous paraîtrait souhaitable de concentrer des efforts particuliers sur la région de Diego Suarez où la francophonie et la francophilie sont particulièrement développées." (p. 28)

"Dans le domaine éducatif et culturel, notre action bénéficie d'un contexte favorable : après une période de malgachisation totale, les autorités locales ont décidé de réintroduire le français comme langue d'enseignement dans les écoles. Notre coopération éducative et culturelle s'est donc amplifiée (...) Ce retour spectaculaire de la langue et de la culture françaises (...) est critiqué par une partie de la presse (...) Mes déplacements dans le pays m'ont permis cependant de constater que la population, surtout dans les provinces côtières, y était très favorable." (p. 17-18)

Ainsi nous voyons sur ce seul exemple (mais on pourrait sans doute en citer d'autres) comment certains responsables français continuent de jouer les donneurs de leçons, de spéculer sur des divisions entre Malgaches, réelles ou supposées, et cela pour maintenir leur influence tout en exprimant leurs sentiments anti-merina.

Un exemple éloquent à ce sujet est précisément la question de la politique linguistique, à travers le retour au français comme langue d'enseignement, dont se réjouit tant notre député. Rappelons qu'il s'agissait seulement, au début des années 90, de réintroduire l'enseignement du français, ce qui correspondait à une demande sociale légitime, le français restant un facteur décisif de promotion sociale à Madagascar. Mais très vite on est passé à la réintroduction de l'enseignement en français, jusque dans l'enseignement primaire ! on s'est occupé de faire reculer la malgachisation, et notamment l'usage de la langue malgache dans l'enseignement des matières scientifiques. (15)
Des Français ont défendu une position ethniciste prétendûment "côtière", niant l'existence d'une langue nationale officielle à Madagascar, prétendant que la malgachisation serait en fait une "mérinisation". La coopération française a été encore bien plus loin que les "Côtiers" dans sa défense frileuse et unilatérale de la francophonie, en refusant purement et simplement de discuter d'un projet d'édition d'ouvrages scolaires bilingues français-malgache pour n'envisager que des livres en français, alors que Fulgence Fanony, ministre "côtier", était d'accord pour en discuter.

D'ailleurs incriminer les seuls "Côtiers" dans l'échec de la malgachisation, comme le font certains Merina, est de mauvaise foi :

Rivo-Rakotozafy (Feon'ny Merina) > - le sabotage par Ratsiraka de la malgachisation

Jean Razafindambo : "Nous pouvons effectuer le recensement pour savoir qui a étudié dans les écoles non publiques afin de ne pas être à la traîne quant à la connaissance du français. Ce recensement pourrait indiquer aussi ceux qui ont vraiment saboté la malgachisation. À bien y penser, le régime de Ramanantsoa a permis la sortie de Madagascar de la zone Franc par les actions de son alors ministre des affaires étrangères Didier Ratsiraka. Cette démarche a-t-elle fait le bonheur de l'intelligentsia Merina? Quelle a été sa réaction tant au niveau collectif qu'individuel?" (Jean Razafindambo, scm, 6/02/97)


Quand on sait l'extrême importance de la langue maternelle et nationale, à la fois du point de vue du développement cognitif des enfants à l'école, du point de vue symbolique, identitaire, voire tout simplement politique dans le cadre de n'importe quelle construction nationale à travers le monde, alors on peut affirmer que, ne serait-ce que sur ce terrain-là, la France fait bel et bien obstacle à la construction nationale à Madagascar à l'heure actuelle. (15bis)


Cela fut également vrai dans d'autres domaines touchant eux aussi, et très profondément, aux valeurs et symboles identitaires. C'est ainsi que jusqu'en 1946 le Rova était interdit d'accès aux Malgaches, comme le rappelle très justement Ratefy :

"N'est-ce pas d'ailleurs VOUS autres Vazaha qui avez commencé à profaner, à désacraliser de manière systématique tout ce qui pouvait avoir de la valeur aux yeux des habitants de ce pays? N'est-ce pas vous qui avez chassé par l'arbitraire le plus total les Merina du gardiennage de ces lieux, au point même de leur en interdire ensuite l'accès cinquante ans durant?" (VK)

6. Notre racisme à nous, Français

En France aussi, nous avons notre "racisme ordinaire", fait de comportements discriminatoires vis-à-vis des gens de couleur. Il est inutile d'insister là-dessus.

Parmi nos intellectuels nous avons eu droit au racisme primaire d'un Vacher de Lapouge, qui divaguait sur "l'aryanité", nous avons eu aussi Gobineau, Drumont, Barrès, Céline et bien d'autres, tous ont cultivé le racisme et l'antisémitisme. (16)

Mais nous avons aussi développé une forme particulière de racisme, qui, selon certains auteurs, est bien plus représentative de la France. Pierre-André Taguieff, dans son célèbre traité (17), la caractérise comme "universaliste-spiritualiste" pour la distinguer d'autres formes de racisme, plus "biologisantes", plus "primaires".

Voici deux citations célèbres, mais on en trouverait bien d'autres dans le livre de Claude Liauzu (18), ou dans celui d'Alain Ruscio (19) :

"Messieurs, il y a un second point, un second ordre d'idées que je dois également aborder (...) c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question. (...) Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures...... (Rumeurs sur plusieurs bancs à l'extrême-gauche.] Je rèpète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. " (Jules Ferry, Chambre des députés, 1885, débat : "faut-il coloniser Madagascar ?")

"Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie... Nous avons trop d'amour pour notre pays pour désavouer l'expansion de la pensée, de la civilisation française." (Léon Blum, 1925)

Certes, aujourd'hui, on ne fait plus référence à la "race", ce mot étant devenu tabou depuis la dernière guerre. On parle donc plutôt de la "culture", on voit se développer une sorte de "néoracisme", qui évoque la "différence des cultures" et aussi, bien sûr, leur "inégalité"... Nous avons changé de mots, mais ne sommes nullement sortis de notre "mission civilisatrice". Selon Etienne Balibar (20), cette forme de racisme nous est particulière à nous, Français :

"L'idée d'un "racisme sans race" n'est pas aussi révolutionnaire qu'on pourrait l'imaginer. (...) (Dirigeons) notre attention vers un fait historique plus difficile encore à admettre et cependant crucial, à propos de la forme nationale française des traditions racistes. La véritable idéologie française est dans l'idée d'une mission universelle d'éducation du genre humain par la culture du "pays des droits de l'homme", à laquelle correspond la pratique de l'assimilation des pays dominés, et par conséquent la nécessité de différencier et de hiérarchiser les individus ou les groupes en fonction de leur plus ou moins d'aptitude ou de résistance à l'assimilation. C'est cette forme à la fois subtile et écrasante d'exclusion/inclusion qui s'est déployée dans la colonisation et dans la variante proprement française (ou "démocratique") du "fardeau de l'homme blanc"." ((20), p. 37)

Quand on songe à ce que les Espagnols ont fait en Amérique, massacrant puis convertissant les Indiens, on peut s'interroger sur la question de savoir si la variante "spiritualiste" du racisme, pour reprendre l'euphémisme de Taguieff, est spécifiquement française, ou alors il faudrait rajouter une catégorie dans laquelle, pour nous démarquer des Espagnols "autoritaires", nous incarnerions une forme "universaliste-spiritualiste-démocratique", pour mieux renforcer l'hypocrisie de la formule.

Car c'est bien d'un euphémisme qu'il s'agit, puisque derrière "l'universalisme-spiritualisme" d'un Jules Ferry, il y avait, aussi, une mainmise impérialiste et la convoitise de profits matériels. Et aujourd'hui, quand nos hommes politiques parlent des "intérêts français" en Afrique, à quoi font-ils allusion ? est-ce vraiment à nos intérêts du point de vue de notre belle image de marque "universaliste-spiritualiste-démocratique" ? (21)

Ratefy n'est pas dupe de "la France, patrie des droits de l'homme" :

"Vous êtes sans doute les seuls à oser ensuite vous poser en modèles censés être vertueux d'universalisme, de droit-de-l'hommisme, d'humanitarisme, d'antiracisme. Et cela, sans même avoir tenté de vous amender, en commençant déjà par reconnaître vos crimes." (Zon'ny Merina)

Ces valeurs, en lesquelles nous croyons, ne sont pas des "acquis", elles doivent être confrontées aux réalités. En outre, l'universalisme n'est en rien le propre de l'Occident ou de la France : chaque culture, chaque civilisation est porteuse d'universalisme, l'universel est à rechercher partout et l'universalisme se construit dans la circulation des hommes, des idées, dans le dialogue, à travers l'ouverture aux autres.

Mais revenons à notre chère mission civilisatrice. Nous sommes-nous enfin débarrassés de ce "fardeau de l'homme blanc" ? Examinons incidemment une parution récente, le récit autobiographique intitulé "Chronique d'une passion malgache", de Jean-Maurice Comte (L'Harmattan, 1997). Il ne s'agit là que d'un seul témoignage personnel, dira-t-on, mais puisque ce M. Comte nous tend un miroir, regardons-nous. Voici une note de lecture de son récit :

"Les trois années qu'il a passées à Madagascar en tant qu'administrateur ont été, pour Jean-Marie Comte, l'occasion de découvrir l'île Rouge aux mille senteurs, aux femmes et aux paysages inoubliables. L'auteur a-t-il été, du fait de son statut d'homme blanc et de ses fonctions, l'homme de la situation, le sauveur, le médiateur, le détenteur du jugement de Salomon face aux différentes ethnies malgaches, perpétuellement en conflit ? Il semble le croire, avec une certaine naïveté, mais aussi un souci d'honnêteté. S'il dénonce constamment les agissements de ses collègues français qui usent et abusent du droit coutumier colonial, selon lequel « un Européen ne peut jamais avoir tort devant un indigène », l'auteur avoue, dans le vingtième chapitre, n'avoir pas su, lui non plus, échapper totalement à ce comportement colonialiste." (Anne Kichenapanaidou, Le Monde Diplomatique, Avril 1998)

Voyons d'un peu plus près deux passages révélateurs de l'ouvrage :

"Moi, "colonialiste", j'avais donné aux paysans le pouvoir de s'administrer eux-mêmes. Quelques années plus tard, le gouvernement marxiste-léniniste du président Ratsiraka le leur avait retiré..." (p. 147)

En poste dans le Sud-Ouest, dans une région où se produisent parfois des incidents interethniques opposant Sakalava, Antaisaka et Antandroy. notre Vazaha doit rentrer d'urgence un jour qu'il avait dû s'absenter, parce qu'on lui apprend que de tels incidents ont éclaté dans un village, et qu'il est bien convaincu que son adjoint au bureau local du fanjakana, un Merina nommé Rakotomalala, n'est pas à la hauteur de la situation. D'où cette perle de racisme anti-merina :

"Je supposais que Rakotomalala ne s'était même pas rendu sur place. Et d'ailleurs que pouvait faire un bureaucrate merina dans un cas pareil ? Mais je gardais ces réflexions pour moi..." (p. 167)

Il nous les livre aujourd'hui, ces réflexions... Et que signifient-elles, "politiquement", sinon d'une part que les Malgaches sont incapables de régler leurs problèmes sans l'aide d'un Vazahabe protecteur, d'autre part que les Merina du fanjakana ne sauraient être que des bureaucrates? La situation a-t-elle évolué ? Faut-il souhaiter un retour aux responsabilités de l'ethnie vazaha pour "conseiller", diriger, arbitrer ? tout cela, "dans l'intérêt même des Malgaches", qui oserait encore en douter ?...

D'ailleurs un certain retour en force des Vazaha n'est-il pas déjà amorcé en ce moment même à Madagascar, ne serait-ce que dans quelques grandes entreprises et administrations ?

7. Faut-il encore "décoloniser" le savoir sur Madagascar ?

Voici un passage du débat que nous avons eu début 1997 sur scm :

Ratefy : > Des siècles durant, on n'a entendu que vous. Vous pouviez tout dire,
> tout faire et vous en avez profité sans restriction ni retenue.
> Jamais un seul contradicteur indigène n'a pu véritablement se faire entendre
> en face de vous. Et le résultat, il est là sous nos yeux, accablant.
D.D. : Exact. Que tous s'expriment à présent.
Ratefy : > même le Merina le plus ignare, sourd-muet de naissance, possède au
> fond plus de légitimité à parler des problèmes merina que le plus
> savant de tous les érudits vazaha de la terre!
D.D. : C'est absolument vrai. Le drame de Madagascar, ce sont tous ces gens qui
se taisent alors qu'ils devraient prendre la parole, en particulier les
gens du peuple...
(scm, 28/01/97)

Dans la mesure où les opprimés se sont tus, et se taisent encore (qu'on songe à la chape de silence qui continue de peser sur la mémoire des événements de 1947), ils ont une "priorité" et, en un sens, plus de "légitimité" que d'autres à parler. Mais nous ne saurions les confondre avec ceux qui auront tôt fait de s'autoproclamer leurs représentants pour parler en leur nom.

Il nous faut néanmoins revenir sur ce dialogue, où nous avons pu donner l'impression de faire l'éloge de l'ignorance, de cette "i do no nakano kawazu" dont parlent les Japonais, cette "grenouille dans son puits" qui ne connaît, précisément, que son puits... Lévi-Strauss a écrit que :

"Aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison." (22)

Lévi-Strauss, intellectuel "structuraliste", considérait sans doute que pour être vraiment capable de se penser soi-même, il fallait nécessairement en passer par une démarche scientifique ("procéder par comparaison"), il fallait être capable de sortir "doublement" de son puits, de s'extraire deux fois de ses origines, à la fois géographiquement et intellectuellement : voyager d'une part, mais aussi sortir d'un univers de pensée magique, mythique - voire, dans une forme moderne, d'un univers trop imprégné d'idéologie - pour mettre en oeuvre des méthodes rigoureuses permettant seules d'accéder à une véritable connaissance scientifique.

Adopter ce strict point de vue revient à dénier toute valeur à la connaissance extra-scientifique, comme nous l'explique Antoine Bouillon :

"La position de discours dominante peut être ainsi dénommée position de pouvoir du savoir pour marquer combien s'y accrédite l'autonomie du savoir "véritable" qu'elle monnaye en autorité incontestable et incontestée. Mais pour marquer aussi l'impérialisme de sa valeur de vérité qui condamne au rang de "matériau" tout discours n'obéissant pas à sa régularité spécifique, à savoir l'immensité de la production discursive madécasse, antérieure ou parallèle. Dispositif de "traduction ou "d'interprétation", le "nouveau" savoir dénie à tout autre discours le pouvoir de se créditer par lui-même d'une valeur de vérité : il lui reste donc à en exproprier la vérité, à en user comme d'une valeur première à jamais exilée de sa propre portée de vérité. Où l'on peut voir l'ensemble du savoir scientifique et technique fonctionner selon le dispositif de la violence symbolique qui en définit dès lors l'économie la plus générale. (...) C'est cela même que veut désigner l'expression pouvoir du savoir : pouvoir reconnu et consacré comme autorité de la neutralité, de l'objectivité, de l'universalité "scientifiques"." (7), p. 254

En outre, l'affirmation de Ratefy demeure, dans toute sa force, que les Occidentaux ont accaparé le savoir et la parole pour tenir un discours ethnocentrique sur d'autres civilisations. Cheikh Anta Diop ne disait pas autre chose en 1954, quand il écrivit "Nations nègres et cultures" dans l'espoir, disait-il, de "décoloniser" l'Histoire de l'Afrique. (23)

Une autre grande voix issue des peuples dominés est celle d'Edward Said (24) :

"L'’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l'’Orient qu'’en tant que discours véridique sur celui-ci."
"Les cultures les plus avancées ont rarement proposé à l'’individu autre chose que l'’impérialisme, le racisme et l'’ethnocentrisme pour ses rapports avec des cultures autres."

La domination culturelle des Occidentaux reste très marquée, notamment dans la recherche scientifique :

"Même d'ailleurs sur le plan de la recherche scientifique, les Merina n'ont jamais eu que des chercheurs de diplômes et de notoriété facile à force de conformisme intellectuel et non des esprits novateurs, capables de braver avec courage les idées reçues, en l'occurrence celles imposées par leurs maîtres européens! Bien au contraire, leur seul problème semble consister à être «reconnus» par ces derniers comme de véritables scientifiques, en donnant la preuve qu'ils sont complètement libérés de toutes espèces de «préjugés locaux». Qu'est-ce que de tels «intellectuels» béni-oui-oui pourraient-ils donc jamais nous dire?

(...) une fois de plus, les Français sont les plus impardonnables car, en dehors même de leur responsabilité historique sur laquelle nous aurons à revenir, ils détiennent entre leurs mains l'essentiel des informations disponibles sur Madagascar. N'est-ce pas du reste dans leur pays que l'on rencontre les plus nombreux «érudits» étrangers se targuant de connaître notre pays et son histoire? Nous ne nous en plaignons pas bien sûr puisque nous n'en attendons aucun bien et souhaitons de tout coeur qu'ils se taisent à jamais mais, par leur silence on ne peut plus coupable dans une telle circonstance, les malgachisants ont quand même montré une fois de plus ce qu'il convient de penser d'eux et de leurs travaux. Et ceci ne peut que nous conforter dans notre conviction que, pour ce qui est de la défense des intérêts vitaux de notre peuple, nous ne pouvons décidément compter que sur nous-mêmes. (Manjakamiadana, Rovan'ny Merina, VK chap. 3)

Certes, les intellectuels issus des peuples dominés ont souvent tendance à se contenter d'être les élèves des Occidentaux sauf, précisément, des esprits comme Cheikh Anta Diop, comme naguère Dama-Ntsoha à Madagascar, comme Ratefy aujourd'hui. Mais ces aventuriers prennent aussi, en s'isolant de la "communauté scientifique", le risque d'être considérés comme des "autodidactes" trop marqués par leurs sentiments de revanche pour être capables d'objectivité. Dans le cas de Ratefy Ratrimonimerina, cela tourne carrément à la xénophobie :

"Par conséquent, il ne saurait plus jamais être question que les autorités nous concernant, y compris sur le plan du savoir et de la science, soient des gens étrangers à notre communauté! Un étranger prétendant mieux connaître notre histoire ou notre civilisation que nous-mêmes nous injurie tout simplement et nous sommes en droit de le considérer comme un ennemi menaçant mortellement notre dignité et notre liberté car, à ce niveau-là aussi, savoir c'est véritablement pouvoir. Et le pouvoir que l'on s'octroie sournoisement sur autrui relève de la domination, de l'usurpation, de l'imposture; et d'autant plus évidemment lorsque cela concerne l'identité et la destinée de tout un peuple.

Si donc nous ne pouvons nous en défendre par la science, et ce d'abord parce que nos moyens actuels ne nous permettent pas de nous consacrer autant qu'il le faudrait à l'étude et à la recherche, nous pourrions le faire de n'importe quelle autre manière en notre disposition, y compris le plus fruste. Mais en aucun cas, nous ne pourrions tolérer qu'au sujet de notre identité, un étranger à notre peuple puisse se permettre de jouer les «spécialistes» par-dessus notre tête, à nos dépens." (VK, chap. 3)

"Je sais bien que, forts de leurs moyens financiers et de leurs plus grandes disponibilités universitaires, les riches ambitionnent d'exercer une sorte de droit d' "ingérence culturelle" tous azimuts, en particulier chez les pauvres, incapables de se défendre. Mais une douloureuse expérience nous a appris que savoir c'est pouvoir. Or, le pouvoir que l'on s'octroie sur autrui relève de la domination, de l'usurpation pure et simple et, de cela, nous ne voulons plus jamais en faire les frais. Sans compter que nous en avons assez de mendier aux érudits étrangers de nous diffuser un peu de leur "science" concernant notre propre culture, au sujet de laquelle ils professent justement avec condescendance que nous-mêmes n'en savons pas grand chose! C'est de notre culture et de notre histoire que dépend notre identité, et donc notre vie, notre destin. Comment avez-vous pu alors vous imaginer que vous pourriez vous en rendre maîtres innocemment, et surtout indéfiniment!

Par conséquent malgachistes (...), je peux vraiment vous dire en ce moment du centenaire de la destruction de notre royauté et de la profanation de nos sanctuaires que, pour ce qui est de Madagascar même, il va falloir changer vos habitudes. Le temps des pauvres "malagasy" à qui on s'adresse avec condescendance comme à des demeurés (dans le style "les jeunes générations qui sont l'avenir de Madagascar et qui construiront une nation fraternelle, n'en déplaise aux diviseurs...") est définitivement révolu." (Riposte merina aux Vazaha faratay)

C'est simple, aucun Vazaha n'a le droit de se prétendre devant nous, "spécialiste des Merina" ou des "austronésiens de Madagascar", à moins de reconnaître par là même qu'il usurpe une fonction qui nous revient en propre, et dont dépend notre dignité et notre vie! " (ibid.)

"Les fondements objectifs de notre «orgueil» collectif sont évidemment solides, encore faut-il que nous puissions en être conscients, et donc, en prendre connaissance. D'où déjà l'importance vitale que revêt pour nous la reconquête du droit à la parole concernant notre propre histoire et notre civilisation, accaparé jusqu'ici par les malgachisants, aussi incompétents scientifiquement que malveillants sur le plan moral et dangereux sur le plan politique." (VK, chap. 6)

Nous ne saurions souscrire à ces propos sectaires, cela va sans dire. Une certaine expertise scientifique est incontournable quand on veut traiter sérieusement bon nombre de sujets. Dans le présent article, nous y avons eu recours au sujet de cette fameuse "origine nusantarienne" (cf. ci-dessus notre troisième section). Dans le cours de la discussion sur <scm>, nous avons entrepris la même démarche quand il a fallu répondre au myhe du "génocide des Merina" :

"Pour relancer le débat sur des bases solides, je pense qu'il convient de donner la parole à des historiens sérieux. En l'occurrence qu'on me permette de citer ici un peu longuement deux historiennes qui sont Merina et qui sont infiniment plus compétentes que vous et moi: Faranirina Esoavelomandroso-Rajaonah et Lucile Rabearimanana. Je citerai deux articles, l'un de Fara E.-R. paru dans "Omaly sy anio" n°3-4 (1976) p.110, l'autre de Lucile R. paru dans "Omaly sy anio" n°11 (1980) p.12." (D. Dumont, scm, 3/02/97)

Il n'empêche que, même dans ce cas, on nous a reproché d'user "d'arguments d'autorité" en faisant appel à des universitaires merina ! Autant dire que la suspicion demeure, autant dire qu'il reste beaucoup de chemin à faire en direction d'une véritable "reconnaissance mutuelle", et cela pas seulement entre Occidentaux et Malgaches.

Suite de notre exposé : la question merina


Notes

(10) Janine Harovelo, "La SFIO et Madagascar, 1947", L'Harmattan 1995

(11) J. Tronchon, "L'insurrection malgache de 1947", Maspero, Karthala, p. 242

(12) Voici la traduction des deux passages cités : "Araka izany, hatramin'ny taona 1896, dia nifanao andaniny roa mifanohitra ny mponina, ka andaniny ny Hova ary ankilany ny andevo sy ny Tanindrana. Ho an'ny Hova, ny fanjanahantany dia midika amin'izy ireo ho famerezan-jo - Ambaran'izy ireo aza ankehitriny ho fakana an-kerina izany. Ho an'ny Tanindrana kosa dia fanafahana.
Ny Hova dia malayo-polinesia, asiatika ny fiaimpiain'izy ireo, tia mitokatoka-monina, be tsiambaratelo. Tian'izy ireo mihitsy ny mikonon-java-miafina, miteti-pikomiana, manomana tetika maizina, sy mananga-pikambanana miafina. Ny fahakingan-tsainy,(...) dia samy nanohinany fankahalana antsika. Amin'ny endrika ivelany, dia tsy raharahain'izy ireo loatra ny fibodoan'ny vahiny ny taniny, kanefa, any ambadika ny kibay an-keliny ihany."

(13) Jean-Roland Randriamaro, "PADESM et luttes politiques à Madagascar", Karthala, 1997

(14) cf. par exemple Claudine Vidal, "Les mauvaises raisons ethniques de la politique française", in Observatoire Permanent de la Coopération Française, "La politique africaine au parlement français", Karthala, 1998

(14 bis) "Rapport d'information déposé à l'Assemblée nationale par la Commission des Affaires étrangères , sur la coopération avec Madagascar, enregistré le 22/12/94, n°1853, et présenté par M. Claude-Gérard Marcus, Député".

(15) Dominique Dumont, Emile Rakotozanany, Albert Ratsimbazafy, "L'IREM de Madagascar et le problème de la langue d'enseignement", in "Repères-IREM", N°18, Janvier 1995, Topiques Editions

(15bis) Dominique Dumont, "Le problème de la langue d'enseignement", in "Madagascar : le Marais", dir. F. Deléris, L'Harmattan, 1995

(16) Pour une étude assez complète, cf. Tsvetan Todorov, "Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine", Le Seuil, 1989

(17) P-A Taguieff, "La force du préjugé, essai sur le racisme et ses doubles", La Découverte, p. 395

(18) Claude Liauzu, "Race et Civilisation", Edition Syros, 1992,

(19) Alain Ruscio, "Le credo de l'homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-XXe siècles", Ed. Complexe, Bruxelles, 1995

(20) Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, "Race, nation, classe", La Découverte et Syros, 1988 et 1997

(21) cf. François-Xavier Verschave, "la Françafrique", Stock, 1998

(22) C. Lévi-Strauss, "Anthropologie structurale", II, p. 319

(23) Par ailleurs, ce grand chercheur n'était nullement raciste : « Le problème est de rééduquer notre perception de l'être humain, pour qu'elle se détache de l'apparence raciale et se polarise sur l'humain débarrassé de toutes coordonnées ethniques. » « Je n'aime pas employer la notion de race (qui n'existe pas) (...). On ne doit pas y attacher une importance obsessionnelle. C'est le hasard de l'évolution. » (Cheikh Anta Diop, Colloque d'Athènes, UNESCO, 1981)

(24) Edward Said, "L'orientalisme: l'Orient créé par l'Occident", 1980, Le Seuil, 1994


Source : article de Dominique Dumont

Département de Mathématiques
Université Louis Pasteur
67084 Strasbourg Cedex
sur le
site http://www-irma.u/strasbourg.fr/-dumont/tr2.html