Katarzyna Kraszewska, pianiste de talent et de charme

Par Eric Mccomber


Katarzyna Kraszewska

Ils se dandinent, les grands saules. On m'a donné un papier dans la rue. Concert gratuit. Chopin. Chopin ! Oh. Alors j'entre. C'est dehors. Je remarque une belle en train de bosser sur la scène. Elle place un pied de micro, bouge un paravent, aide à débarrasser des cochonneries. J'ignore pourquoi, je me dis soudain « j'espère que c'est pas la pianiste, qu'on fait ainsi forcer des mains juste avant le concert. » Puis l'absurdité de la chose me frappe et je me contente de la regarder se mouvoir dans l'espace. C'est une belle.
Après de très interminables discours en polonais, une traduction approximative en anglais et une autre interprétation carrément comique en français, on introduit sur scène une pianiste qui semble de toute évidence porter des gants de baseball invisibles. C'est Fred Chopin qu'on assassine ! Je crois qu'il est sur le point de revenir à la vie pour re-mourir encore plus fort. Pure brutalité. Un monde de tortures. Pas que des fausses notes par poignées rageuses, mais aussi une espèce d'arythmie si sèche que le cœur de l'autre, enfermé dans la cathédrale voisine, doit être en train d'infracter d'un côté et de l'autre en sapant la colonne qui l'abrite, que je serais pas surpris d'entendre tout ça foutre le camp pierre sur pierre façon bombardement-souvenir. Au moins, le vacarme dissimulerait cette agonie artistique, ce véritable massacre de la tendresse. La dame se lève. C'est fini. On peut respirer. J'accueille le prochain long discours (et ses traductions allemande et macédonio-kosovaroise) avec bonheur. Tout sauf cette brute et sa tragique méchanceté anti-musicale. Amenez le jardinier et sa débroussailleuse ! Amenez trois Hells avec des Harleys neuves !
Un jeune homme sympa et pas si gai qu'il en a l'air prend ensuite la première Nocturne par la manche et la fait danser assez galamment. C'est tout de même un bonheur, malgré qu'au bout de deux mesures le sémillant interprète ait dû s'interrompre pour cause d'un immense auvent emporté par la bourrasque qui vient s'écraser dans les banquettes côté jardin. On ne peut que féliciter le type de parvenir à rester bien en selle. Il reprend du début et chevauche ce thème casse-gueule avec aplomb et ferveur. Pas d'appesantissement, ce qui est délicieux. J'applaudis fort. Malgré tout, je suis bien obligé de constater ma superficialité intolérable, puisque pendant toute la durée de cette splendide pièce, je ne m'intéresse vraiment qu'à la jolie scénographe.
Surprise, un troisième pianiste est appelé sur scène (en Bulgare sous-titré Kazak). Quid ? Non ! Oui ?! La roadie ! La voilà qui saute guillerette sur scène, et pose ses doigts sur le clavier. Oui papa… Les mêmes doigts qui balançaient des moniteurs il y a une demi-heure ! Vas-y !… Je n'ose imaginer la catastrophe qui va venir. Une belle, en plus. Tout le monde sait que les belles ne peuvent pas jouer du piano (Diana Krall est une exception, elle qui est moche et joue mal en plus ! — mais non, je suis infâme, vilain et injuste… c'est même pas vrai qu'elle boite… enfin, cessez de m'interrompre à tout bout de champ pour faire du pipole, je finis par perdre le fil et je n'arrive plus à terminer mes phrases, ni même à fermer certaines parenthèses définitivement trop longues, voire criminellement interminables que je ne vous ferai au moins pas l'affront de me mettre à traduire en Roumain ou en Albanais), mais celle-ci, enfin… celle-ci… euh. Elle va jouer. Apparemment. Où sont mes boules-quiès ?
Je ne vous bourre pas le mou : la ville s'est tue un instant, le temps qu'elle plaque le premier accord, un timbre feutré et capiteux sur ce diable de piano, si glacé et tapageur l'instant d'avant. Rien ne se bouscule plus. Toutes les boucles et folles enluminures du vieux romantique prennent calmement leur place au sein des mesures ; les arpèges ne se font plus la gueule, les dynamiques respirent, les rubatos sont sexy, les crescendos maîtrisés, la musicienne concentrée et flamboyante, c'est presque trop. Évidemment, je bave sur la pelouse. Pour tout avouer, j'ai même la larme à l'œil et je songe à détrôner Rubinstein, pour lequel j'ai creusé une petite alcôve dans ma boîte crânienne, juste à côté de celles de Karajan, Cohen et Nina Hagen. Pendant sa pièce, les sirènes de police, le fracas des cantonniers, la rauque respiration des serpents autoroutiers de la cité grise semblent s'amortir, se lover aux pieds du piano, donner même un sens à cet instant de joie pure, qui devient un filigrane de braise reliant deux époques, un discours muet sur la beauté et l'attrait soudainement tout pragmatique et manifeste de l'entreprise humaine.
Le vent se lève par paliers, comme un dragon jaloux, s'empare des chevelures et des dépliants avant de trousser sans ménagement les jupes immenses des grands saules derrière la scène, qui chaloupent et calypsent en soupirant d'aise de toutes leurs feuilles. Mais rien ne parvient à briser l'enchantement. Rien. La jeune roadie joue de ce pianoforte comme s'il s'agissait de son monstrueux amant d'ébène. Elle le mate d'une grande claque, le fait se dresser et se tendre avant de le rasséréner par une pluie de cajoleries et d'effleurements, puis elle fait couver et grogner le fauve fuligineux qui, à partir de ce moment, se donne à elle comme une lionne capitule devant son chaton assoiffé. Ça devient presque indécent de se laisser charmer sans résistance par le spectacle d'une telle intimité entre une artiste et sa technique. La roadie termine son dernier passage et ferme la main devant elle, comme si elle brandissait un serpent ou tenait la corde d'une échelle qu'un hélicoptère (ou l'archange Raphaël en armure de verre) viendrait de déployer pour elle du haut des cieux.
Pendant les discours qui suivent (Letton, Finlandais, Étrusque), je la prends en photo, avant de lui écrire une lettre fougueuse et rigolote (je me crois à Montmartre en 1830). Elle me regarde souvent et me décoche même trois sourires et un regard sérieux. Puis, à la fin du concert, pendant que tout le monde se lève, change de place, cherche son téléphone ou met sa veste, moi… je me dirige tout droit sur elle. Elle me voit arriver et me fixe dans les yeux. Je passe juste à côté d'elle avec mon griffonnage à la main. Je… Je… Hum. Je le chiffonne en marchant et je le lance dans une grosse poubelle de restaurant dans la ruelle. Ensuite je sifflote du Chopin toute la soirée, c'est joli.