The reader : brûlot antisémite, passionnante réflexion sur le poids de l’histoire et la culpabilité ou simple mélodrame hollywoodien ?

Publié le 16 août 2009 par Boustoune

Le moins que l’on puisse dire, c’est que The reader a suscité une vive polémique au sein des critiques et de la communauté cinéphile, relançant le débat sur la représentation de l’horreur de la Shoah à l’écran et générant des articles assez corrosifs et peu tendres vis-à-vis du film de Stephen Daldry. Certains critiques ont même perdu leur sang-froid en accusant le cinéaste d’antisémitisme et d’apologie de crime de guerre… Rien que ça…
Revenons déjà sur l’objet de cette violente controverse. A l’origine, il y a « Le liseur », un roman de l’écrivain allemand Bernard Schlinck (1), qui a déjà fait débat lors de sa parution.
Dans sa première moitié, l’oeuvre raconte l’histoire d’amour se nouant entre une trentenaire et un adolescent de quinze ans. Leur rencontre se déroule en R.F.A., au tout début des années 1950, juste après la fin de la seconde guerre mondiale. Pris d’une crise de jaunisse alors qu’il marchait dans la rue, Michael est secouru par Hanna. Quelques semaines plus tard, totalement rétabli, l’adolescent vient remercier celle qui lui a porté assistance. Il se laisse peu à peu troubler par la beauté de cette femme mystérieuse, qui, de son côté, n’est pas insensible à l’intérêt qu’il lui porte. Ils deviennent amants et entament une liaison faite d’initiation érotique et de lectures, Hanna adorant qu’il lui lise des histoires avant de lui faire l’amour. Cela dure quelques mois, jusqu’à ce qu’Hanna ne disparaisse brusquement sans laisser d’adresse ni la moindre explication…
Cette liaison sulfureuse entre une adulte et un mineur a probablement froissé quelques âmes bien-pensantes, mais ce n’est pas de cet aspect du roman que le scandale est venu.
 
La seconde moitié du bouquin débute quelques années plus tard. Michael, étudiant en droit, assiste au procès de cinq criminelles de guerre nazies, parmi lesquelles il reconnaît Hanna. Un choc… Avant qu’il la rencontre, son ancienne maîtresse a été gardienne dans un camp de concentration et a directement ou indirectement participé à la mort de centaines de femmes juives. Un peu secoué, Michael s’intéresse quand même à ce procès où Hanna, plus froide et repliée sur elle-même que jamais, s’attire l’antipathie du jury et ne semble pas vouloir se défendre des accusations portées à son encontre. Il finit par comprendre qu’elle est analphabète et qu’elle tient absolument à protéger ce secret honteux. Alors que ce détail pourrait la dédouaner des plus lourdes charges qui pèsent sur elle et lui éviter une peine de prison à perpétuité. Tiraillé entre la répulsion que lui inspirent les horreurs auxquelles à participé Hanna et l’affection éternelle qu’il éprouve pour celle qui a assuré son éducation sentimentale, le jeune homme doit choisir de révéler ou de taire les éléments qui pourraient faire basculer le procès. Un choix difficile…
Il a beaucoup été reproché à Bernard Schlinck d’avoir fait de son personnage une analphabète, ce qui la dédouanerait en quelque sorte des crimes auxquels elle a participé, d’oser jouer la carte de l’émotion en faisant compatir le lecteur au sort d’une héroïne aussi détestable. Bref de manquer de respect aux victimes de la barbarie nazie.
Le film, très fidèle à l’intrigue du bouquin, s’attire fatalement les mêmes commentaires acerbes, et récolte même d’autres critiques encore plus virulentes. Car si personne ne s’est permis de remettre en cause le style littéraire de Schlinck, très froid, très clinique, invitant le lecteur à la distance et à la réflexion, les choix artistiques effectués pour cette adaptation sur grand écran exacerbent l’hostilité des détracteurs de l’œuvre.
Selon eux, le côté mélodramatique du film, accentué par la mise en scène très classique, très hollywoodienne, de Stephen Daldry et la musique larmoyante de Nico Muhly, génère une certaine émotion et fait d’Hanna le bourreau une victime pour qui le spectateur ne peut qu’éprouver de la compassion. Et le choix de la belle Kate Winslet pour l’incarner n’est pas fait pour arranger les choses…
Mais il y a pire : l’enchaînement de deux séquences, en toute fin de film, provoque leur colère. Daldry et la chef monteuse Claire Simpson ont osé accoler un plan chargé d’émotion dans la sombre cellule d’Hanna avec une scène chez Ilana, l’une des rescapée de l’Holocauste, qui a émigré aux Etats-Unis et est devenue une riche bourgeoise. Pour certains, ce cliché de la riche juive un peu hautaine succédant à la grande scène de rédemption d’Hanna, n’est pas fortuite et constitue la preuve que le réalisateur est antisémite…
 
Maintenant que nous avons pris connaissance de « l’objet du délit » et de tous les griefs qui lui sont adressés, il est temps de choisir son camp.
On peut se ranger à tous les arguments massues des détracteurs de The reader et venir grossir leurs rangs déjà conséquents…
On peut aussi commencer à réfléchir un peu et se dire qu’il est quand même très peu probable que Bernard Schlinck (auteur du roman et ex-homme de loi respecté), David Hare (scénariste), Stephen Daldry (réalisateur) et Sidney Pollack (producteur… juif…) puissent éprouver un quelconque sentiment antisémite, et que le but du film n’est aucunement de faire l’apologie des crimes de guerre nazis ou de promouvoir le révisionnisme concernant la Shoah.
On notera d’ailleurs qu’Hanna ne se défile à aucun moment devant ses responsabilités. Elle sait qu’elle a participé à quelque chose d’horrible et y est irrémédiablement associée, quel que soit son degré de responsabilité réelle. Un point sur lequel le film garde le mystère entier, afin de mettre le spectateur dans la même position inconfortable que Michael…
Le personnage d’Hanna se devait de posséder cette ambiguïté pour que l’œuvre prenne tout son sens, en instillant un doute dans l’esprit de son ancien amant, ainsi qu’un profond sentiment de culpabilité. Pétrifié de découvrir celle qui a été son premier amour accusée de crimes inhumains, le jeune homme n’a en effet pas pu - ou pas su - l’aider, la condamnant ainsi irrémédiablement à une lourde peine.
Mais Hanna est-elle réellement coupable ? Et si elle n’était qu’un bouc émissaire, un être de chair et de sang sur qui on peut rejeter la faute d’une entité immatérielle - une nation, une société, une idéologie ? Les réponses qu’Hanna donne à la cour sont édifiantes. Elle n’a pas tenté de sauver les prisonnières dont elle avait la garde, parce qu’elle avait des ordres, et qu’elle, simple employée, ne pouvait pas se permettre de désobéir à son patron. Cette justification fait écho à d’autres propos troubles, ceux d’Adolf Eichmann (2), ce fonctionnaire nazi qui a organisé toute la logistique de la déportation des juifs et qui, lors de son procès pour crimes contre l’humanité, a fondé sa défense sur le fait qu’il ne faisait que son métier et obéissait à sa hiérarchie. Une mauvaise excuse ? Sans doute et elle ne dédouane absolument pas ceux qui ont participé en toute connaissance de cause à ce génocide.
Mais il y a aussi un fond de sincérité dans ces propos. Il faut remettre les choses dans leur contexte. Le parti national-socialiste a été porté au pouvoir démocratiquement, après des campagnes électorales caressant un peuple allemand blessé par la défaite de la guerre 1914-1918 et subissant de plein fouet la crise économique de 1929. Assuré d’une certaine légitimité électorale, Hitler a su manœuvrer pour prendre la place de chancelier et, une fois au pouvoir, à progressivement éteint la démocratie, mettant en place une organisation pyramidale très bien étudiée dont il était le leader incontesté, et dont chaque maillon devait se mettre au service de ses ambitions belliqueuses et de ses projets monstrueux. Chaque citoyen allemand s’est de fait retrouvé directement ou indirectement impliqué dans cette politique de l’horreur, et ceux qui ont tenté de s’y opposer ont été impitoyablement éliminés.
Il est facile de dire aujourd’hui, avec le recul, que les allemands auraient dû se soulever contre son führer, auraient dû refuser ce système ignoble. Mais à l’époque, dans ce contexte de terreur et de propagande permanente, qu’aurait-on fait à leur place ? Qu’aurait-on fait à la place d’Hanna ? La question est complexe, douloureuse.
Michael se la pose forcément, lui qui appartient à la génération d’allemands ayant grandi juste après-guerre, n’ayant pas participé à la barbarie nazie mais fréquentant fatalement des proches ayant participé activement, à des degrés variables, à ce système monstrueux.
                                
On touche là au vrai sujet du film. Les sentiments de culpabilité et de honte, individuels ou collectifs. Hanna a toujours eu honte de son inculture et de son illettrisme. Si elle a accepté sans broncher les ordres de ses supérieurs dans les camps, c’est probablement parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de perdre ce poste de gardienne qui lui permettait d’une part de cacher son analphabétisme, et d’autre part, de trouver facilement des personnes disposées à lui faire la lecture. Elle éprouve aussi de la culpabilité pour ses actes, même si elle ne le montre pas aisément. Michael, lui, a honte d’avoir un peu abandonné Hanna, de ne pas l’avoir assez aidé et de l’avoir traitée avec un certain dédain, une attitude lourde de conséquences, qui accroît encore son sentiment de culpabilité. Et il porte sur ses épaules le poids de la faute collective de la nation allemande et des crimes commis par les générations antérieures.
Des émotions complexes, contradictoires, traversent les personnages et interrogent sur la nature humaine, sur les notions de faute et de rédemption, invitant le spectateur à se remettre lui aussi en cause.
Il est donc parfaitement injuste et imbécile de penser que les auteurs, du bouquin comme du film, aient pu avoir des arrière-pensées antisémites ou négationnistes. L’Holocauste n’est à aucun moment remis en question, ni justifié. Ce n’est de toute façon pas le sujet du film, juste un élément en arrière-fond. Schlinck aurait très bien pu choisir des personnages d’autres nationalités, à d’autres époques, car ses thèmes sont universels. Il a néanmoins choisi de placer son récit dans l’Allemagne d’après-guerre, car son récit est partiellement autobiographique, qu’en tant qu’allemand, il ressent fortement la culpabilité collective qui accable son pays, et que la barbarie nazie est l’un des exemples les plus marquants des horreurs dont est capable le genre humain.
Reste le problème des partis pris de mise en scène et notamment le choix d’enchaîner une séquence forçant la compassion du spectateur pour Hanna avec une séquence montrant une survivante des camps fortunée et antipathique. Là encore, ce n’est qu’une question d’interprétation. Ce contraste marqué entre les deux femmes peut certes sembler maladroit ou de mauvais goût de prime abord, mais il se justifie pleinement si l’on recentre le film vers son thème central. Le but n’est pas d’inverser les rôles, de faire d’Hanna la victime et d’Ilana un être sans cœur. Simplement de remettre les deux personnages sur un pied d’égalité, pour mieux établir le parallèle entre eux et servir le propos de l’oeuvre. Aucune des deux femmes n’est réellement sympathique ou antipathique. Ce sont juste deux être humains ayant connu des trajectoires inversées. Hanna a connu quelques années de relatif bonheur, dont sa liaison avec Michael, avant d’être arrêtée et condamnée. Elle a ensuite payé sa dette, d’un point de vue juridique du moins, en étant incarcérée dans le plus grand dénuement, ayant ainsi l’opportunité de méditer sur ses fautes et la gravité de ses actes. Ilana, elle, a connu l’enfer des camps, la douleur de perdre les siens avant de se reconstruire ailleurs.
Outre les événements tragiques qui les ont fait se rencontrer, les deux femmes ont en commun d’avoir dû vivre pendant des années avec le poids du passé et un profond sentiment de culpabilité. Culpabilité d’avoir favorisé la mort de centaines d’innocentes pour Hanna, culpabilité d’avoir survécu pour Ilana… Comment faire pour reconstruire sa vie quand on a été confronté au Mal à l’état pur ? Comment oublier de telles atrocités ?
Il est fascinant de voir comment l’être humain parvient à surmonter de telles épreuves pour finalement se remettre à vivre peu à peu. Mais certaines blessures ne peuvent pas guérir… Il est tout à fait logique et humain qu’Ilana ne puisse pas accorder son pardon à Hanna, qui est partiellement responsable de la mort de ses parents et de ses frères et sœurs. Elle ne hait pas tant la gardienne que la matérialisation physique de l’horreur que représente celle-ci.
Toutes proportions gardées, chacune des deux femmes est une victime. Elles se sont juste retrouvées au mauvais endroit au mauvais moment, et la courte période où elles ont été confrontées, chacune de leur côté de la barrière, à l’ignominie, a complètement bouleversé leurs existences… Et Michael, par ricochet, a lui aussi vu sa vie perturbée par cet héritage de violence et de haine trop lourd à porter…
C’est cela qui importe ici. C’est cela qui a intéressé Stephen Daldry et David Hare lorsqu’ils se sont lancés dans le projet. Et certainement pas l’opportunité de réaliser un film au message crypto-antisémite…
 
Maintenant, quand on veut vraiment dénicher des signes d’antisémitisme dans une œuvre, un propos, une attitude, on finit fatalement par trouver des éléments étayant cette hypothèse, ou tout du moins, par les interpréter comme tels. Il y a des spécialistes pour cela. Des parangons de vertu, des garants de la morale cinématographique prêts à en découdre avec tous les salisseurs de mémoire.
Passons sur le fait que pour eux, il est moralement discutable de parler de la Shoah au cinéma par le biais d’une fiction. Le point de vue est défendable et la question a déjà fait l’objet de débats longs et passionnés. Je rappellerai juste que les imbéciles qui jugent que The reader est un film antisémite sont ceux qui, à l’époque, ont crié au scandale en découvrant ce magnifique chef d’œuvre qu’est La liste de Schindler, pestant contre ce Steven Spielberg qui a transformé en spectacle le destin tragique des victimes de la Shoah dans le seul but de gagner de l’argent, et qui, ô sacrilège, a osé faire un « Juste » d’un riche industriel nazi …
Ce qui est plus grave, c’est ce « politiquement correct » qui semble faire son grand retour dans les média depuis quelques années et qui impose une certaine forme de censure.
On ne peut plus plaisanter de certains sujets, on doit faire très attention à ce que l’on dit ou écrit sous peine de se retrouver accusé d’incitation à la haine raciale, d’homophobie, de misogynie, d’intolérance religieuse et autres mauvaises pensées… Et quand on touche au Judaïsme, on déclenche une véritable levée de boucliers. On n’a pas le droit de montrer un Juif riche, c’est un cliché haineux, ni un Juif pauvre, c’est dégradant, donc mal intentionné. En fait, à entendre nos pourfendeurs de l’antisémitisme, il faudrait ne plus montrer de Juifs du tout au cinéma… Mais alors, les mêmes hurleraient au mépris et à la discrimination. Bref, c’est un peu compliqué, tout ça…
Le problème, c’est qu’à force de voir de l’antisémitisme dans tout et n’importe quoi – et surtout dans n’importe quoi d’ailleurs - ils perdent en crédibilité dès qu’il s’agit de dénoncer des cas bien réels et autrement plus graves d’antisémitisme. Pire, ce genre de comportement peut même finir par avoir les effets contraires à ceux désirés. Rageant…
J’invite donc ces pseudos défenseurs de la morale à faire preuve d’un peu plus de retenue et à se contenter de faire ce pour qui ils sont payés, analyser une œuvre en fonction de ses qualités artistiques et de la pertinence des thèmes abordés.
D’ailleurs, fin de la parenthèse, il est grand temps de revenir à The reader et de boucler cette critique. Le film de Stephen Daldry propose, on l’a vu, un contenu riche, abordant des questions douloureuses et invitant le spectateur à la réflexion, mais il est quelque peu plombé par le style adopté par le cinéaste, partagé entre la nécessité de rester à bonne distance des personnages et la tentation de jouer sur des effets mélodramatiques appuyés.
Du coup, la mise en scène n’est pas toujours en phase avec l’histoire. Elle est trop froide pour restituer pleinement la passion des deux amants, mais elle verse trop dans les effets lacrymaux faciles pour raconter le pathétique destin d’Hanna, et le spectateur, sentant son émotion un peu forcée n’y adhérera peut-être pas. Dommage…
 
Pour le reste, c’est de la belle ouvrage, une œuvre très classique et formatée pour toucher le grand public : Image sublime, assurée par deux chefs-op de talent, Roger Deakins et Chris Menges (3), partition soignée de Nico Muhly, en adéquation avec le côté mélodramatique de l’œuvre. Et surtout, interprétation brillante des acteurs.
Au sein d’un casting anglo-germanique de qualité, où l’on retrouve entre autres Lena Olin, Hannah Herzsprung et Bruno Ganz, on notera la performance de Ralph Fiennes, toute en retenue et subtilité, dans un registre voisin de son rôle dans La fin d’une liaison. Celle de la révélation du film, un jeune acteur allemand prometteur du nom de David Kross, qui apporte sa candeur et sa fraîcheur au personnage de Michael adolescent.
Et, bien sûr, celle de Kate Winslet, qui a valu à l’actrice anglaise de triompher aux oscars au début de l’année. Intense, mystérieuse, fermée, elle colle parfaitement à son personnage en inspirant à la fois compassion et dégoût. Un grand numéro d’actrice, dans la lignée de sa prestation dans Les noces rebelles…
Plus qu’un mélodrame larmoyant, plus qu’une réflexion sur la façon de survivre à la barbarie, et plus, évidemment, qu’un plaidoyer antisémite, The reader est avant tout un écrin pour son joyau d’actrice. C’est Kate Winslet qui porte littéralement le film sur ses épaules et c’est son jeu magistral qui fait le prix du film de Stephen Daldry. Après, à chacun de se forger une opinion sur cette adaptation très hollywoodienne, en fonction de sa propre sensibilité et de ses goûts…
Note :
(1) : « Le liseur » de Bernard Schlinck – coll. Folio – éd. Gallimard
(2) : Sur le sujet, voir l’édifiant documentaire Un spécialiste de Rony Brauman et Eyal Sivan, disponible en DVD, aux éditions Montparnasse.
(3) : En fait, c’est Deakins qui avait été engagé pour le film. Il a tourné les scènes contemporaines avec Ralph Fiennes avant que la grève des scénaristes n’interrompe le tournage. Après la grève, Deakins étant engagé sur un autre tournage, Menges a pris le relais et notamment tourné les scènes d’amour entre Kate Winslet et David Kross.