Loin d'elle de Sarah Polley

Par Abarguillet

                      

Le film  Loin d'elle, d'une jeune réalisatrice canadienne, nous révèle un talent prometteur qui mérite de retenir l'attention des cinéphiles, tant ce premier essai, sur un sujet pourtant difficile, est un coup de maître. Sarah Polley, tel est son nom, y démontre une maîtrise époustouflante pour une si jeune femme ( 28 ans ). Car, bigre ! que le thème choisi est délicat ! Traiter de la maladie d'Alzheimer sans sombrer dans le mélo et sans frôler l'impudeur est suffisamment remarquable pour être souligné. Ce film est certes mélancolique, mais jamais désespéré, tant l'amour et le respect prennent sans cesse le pas sur les conséquences inéluctables de la maladie. L'héroïne s'éloigne à jamais dans les brumes de l'absence et un environnement d'une beauté poignante que la blancheur immaculée de la neige garde intact dans son profond et admirable silence. La jeune cinéaste ne s'est pas cachée d'être fascinée par l'exploration de la mémoire, par les règles de ce "je"aux multiples facettes, par les longues relations entre deux personnes lorsqu'elles s'effilochent, et comment les choses dont on se souvient peuvent être aussi douloureuses que celles que l'on oublie. Et je désirais tellement, a-t-elle dit lors d'une interview, que Julie Christie tienne ce rôle, que j'ai commencé à écrire en pensant à elle. Ce scénario s'inspire d'une nouvelle d'Alice Munro qui bouleversa à tel point la jeune femme qu'elle eût aussitôt le désir de la porter à l'écran et, par la même occasion, de se lancer dans la mise en scène.
L'histoire est celle de Fiona et Grant ( Gordon Pinsent ), mariés depuis 45 ans, et dont l'existence va être totalement déstabilisée lorqu'ils apprennent que Fiona est atteinte de la maladie d'Alzheimer. A cette annonce, la malade accepte d'entrer dans une maison de santé spécialisée, ce qui va profondément perturber son époux, rongé par la culpabilité et torturé par sa mémoire qui ne cessera plus, dès lors, de lui rappeler les heures de bonheur d'antan, alors même que son épouse prend ses distances avec un passé qui les avait vus si proches. Et cette douleur s'aggravera encore lorsque Fiona s'éprendra d'un des pensionnaires de la maison de santé.
La mémoire s'est retirée de l'esprit de cette femme, laissant derrière elle une page vierge, comme le sable à marée basse, comme la neige qui a recouvert le paysage environnant en le faisant apparaître différent. Fiona est soudain livrée à la vie, sans plus de racines, sans plus de souvenirs, avec une sensiblité intacte mais pas d'amarres pour la fixer au quai, pas de barre pour la gouverner. Ainsi est-elle pareille à une jonque égarée dans l'immensité inconnue, ainsi les sentiments se fracassent-ils comme une banquise, car bientôt Fiona ne reconnaîtra plus son compagnon de vie. La tendresse et la force s'allient dans ce film qui sait montrer,  juste comme il faut, la fragilité des êtres et la persistance des liens.


                   

Dans le rôle de Fiona, composé en pensant à elle, Julie Christie, qui fut l'inoubliable Lara du Docteur Jivago, nous bouleverse une fois encore par l'intensité qu'elle  insuffle à son personnage. Elle joue de cette fragilité qui émane d'elle, de cette ferveur des yeux qui la caractérise, de cet effacement qu'elle sait nuancer selon les scènes, de ses étonnements, ses étourderies et elle est tout simplement admirable. Elle ajoute au film, aux côtés d'un Gordon Pinsent également émouvant, une dimension quasi spirituelle, comme une lumière qui irradie ainsi que la neige d'alentour.  Le non-dit de ce film est plus important que le dit, car l'essentiel est suspendu dans les regards qui s'échangent, les chagrins qui se voilent, les tendresses qui s'avouent. Si la nostalgie est bien présente, Sarah Polley ne s'en contente pas et ose aborder d'autres thèmes que celui de la maladie dévastatrice. Elle évoque avec tact la sexualité des seniors, la mort "sociale", sans perdre son fil conducteur : celui de cet amour évanescent. Film grave d'une jeune actrice talentueuse passée derrière la caméra, il porte en germe toutes les promesses et prouve, une fois encore, que la valeur n'attend pas le nombre des années.

Julie Christie vient de recevoir un Golden Globe 2008 pour son interprétation dans ce film.