Désenchanté

Publié le 16 septembre 2008 par Agar

 

        « Ouais, et ben le monde, il fait rien qu’à être désenchanté. »

        Voilà, mutatis mutandis, le laïus sans cesse ressassé par un nombre croissant de crétins depuis la chute de l’Ancien Régime. Mais qu’on leur demande pourquoi le monde est plus désenchanté qu’avant et l’on obtient toujours le même genre de réponses assez peu argumentées.

        « Ben, t’as la télé, par exemple, ça tue l’imagination, et tout… »

        Ah bon ? Je trouve au contraire que, pour peu qu’on sache le regarder correctement, un téléviseur est source inépuisable de profondes méditations.

        Là, par exemple, je regarde Equidia (j’écris ce texte dans un café. Je n’ai pas encore poussé la perversion jusqu’à caler mon récepteur sur télé-bourrins).

        Sur l’écran, une femme, bombe sur le crâne et lampe torche à la main, cherche quelque chose au milieu d’une forêt obscure. Le bandeau affiché en bas de l’image nous éclaire sur les raisons de cet étrange comportement : « un cheval s’est échappé dans la nuit ».

        Oh ! que voilà une situation intéressante : comment le cheval s’est-il échappé ? Quelles étaient ses motivations ? Pourquoi avoir envoyé une frêle et seule femme à sa recherche ? Va-t-on assister à un remake du Projet Blair Witch dans lequel la cavalière (la jockette ?), mag-lite braquée sur le visage, nous confiera en pleurant qu’elle n’aurait jamais dû aller à la rencontre de Papaye (j’aime l’idée que le cheval s’appelle Papaye) sans renforts ? Est-ce qu’à ce moment précis Papaye va surgir derrière elle, l’écume aux lèvres, et lui arracher l’épaule, révélant du même coup sa lointaine parenté avec les chevaux de Diomède ?

        Avouez que ça donne envie de regarder.

        « Et puis le marketing et la pub, et bien ça fait qu’à rendre les gens cons et assécher leur âme. »

        Ben non, moi j’aime bien le marketing et la pub.

        Par exemple, cette phrase lue sur une boîte de pizza : « Quelques conseils pour une pizza aussi vraie que vos envies ». Avouez qu’il y a de quoi être perplexe. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Je comprends qu’on puisse remettre en question ma capacité ou ma volonté de réaliser mes désirs, mais je refuse de laisser qui que ce soit juger de la véracité de mes envies. Il n’empêche que, depuis, je doute. Mes envies sont-elles réelles ? Le suis-je seulement ? Le cogito cartésien ne pèse pas lourd face à une quatre fromages.

        Ou bien ces petits spots diffusés avant les rubriques des chaînes d’information. Avant la météo de I-Télé, par exemple : « Vous aurez toujours une bonne raison de regarder la météo avec Century 21 ». Mais bon Dieu, pourquoi ? Quel est le rapport entre la météo et Century 21, si l’on met de côté le fait que la première est sponsorisée par le second ? Peut-être les maisons vendues par Century 21 sont-elles dans un tel état de délabrement qu’il pleut à l’intérieur ? Dans ce cas, oui, je comprends pourquoi on a toujours une bonne raison de regarder la météo une fois client de Century 21.

        Et puis les pubs pour le dentifrice. On y voit de belles scientifiques en blouse blanche commenter des images de gencives affichées sur des moniteurs plasma de trois cents pouces. Ca me fait rêver, ces laboratoires d’un blanc tellement immaculé que murs et sol se confondent, ces écrans gigantesques diffusant en boucle des présentations PowerPoint de gens en train de se brosser les dents. Je me demande souvent s’ils existent. Et, si oui, où ils se trouvent.

        Et l’UFSB (Union Française pour la Santé Bucco-Dentaire) ! Dès qu’une pub vante les mérites d’un dentifrice ou d’un chewing-gum sans sucre (ce qui est maintenant un pléonasme : tous les chewing-gums sont sans sucre), vous pouvez être sûr qu’à un moment ou à un autre on vous dira que l’UFSB vous le recommande.

        Ca me fascine, l’UFSB. Qui fait partie de l’UFSB ? Peut-on y adhérer ?

        Et qu’est-ce qu’on y fait, au juste, à l’UFSB, à part recommander des chewing-gums et des dentifrices ? Est-ce que, une fois par mois ou par semaine, les adhérents se réunissent pour taper le carton et écluser des bières, avant que l’un d’entre eux prenne la parole et dise « Hé, les gars, ça suffit, on a assez déconné, faut bosser là. J’ai testé le dentifrice X, il nettoie vachement bien, ça vous dirait de le recommander ? »

        Et où se réunissent-ils ? Dans des cabinets de dentistes ? Des symposiums médicaux ? Des salles polyvalentes ? A moins que ce soit dans ces étranges laboratoires blancs perdus dans les limbes où l’on diffuse pour les siècles des siècles des images de gencives ?

        Tant de questions, si peu de réponses…

        « Mais, reprendra ici mon crétin, si tu veux tant savoir ce qu’est l’UFSB, t’as qu’à faire une recherche Google, et puis basta ! »

        Et bien non, mon ami crétin ! Parce que je sais pertinemment que si je me mettais à chercher des informations sur l’UFSB, j’apprendrais bien vite que c’est un ramassis de vieux dentistes chauves et chiants qui passent leurs journées à emmerder les gens en leur rappelant qu’il faut se brosser les dents pendant trois minutes et que la meringue ça colle aux crocs.

        Je découvrirais qu’ils organisent un colloque tous les trois mois dans un château reconverti en palais des congrès, comme dans La Lenteur de Kundera, et qu’ils rotent leur cassoulet, à moitié assoupis, pendant qu’un orateur bien moins sexy que les chercheuses de la pub commente une présentation PowerPoint où on ne voit pas une plaque dentaire combattue par des atomes de calcium anthropomorphes mais un tableau tout moche rempli de statistiques sur le brossage des prémolaires chez les adolescents français.

        Etonnez-vous après ça de trouver le monde désenchanté.