Carnets de marche. 14

Par Angèle Paoli


     Elle s’est levée aux aurores. Elle n’arrive pas à distinguer la couleur du ciel, mais elle croit qu’il va faire beau. Elle se prépare à recevoir le vétérinaire qui va vacciner Lupinu. Il arrive à huit heures précises. Il est très sympathique. Il reviendra le mois prochain pour faire un rappel. Il en profitera pour enlever les « petites couilles » du garçon. Elle, elle les aime bien et elle trouve ça cruel. C’est ça ou risquer de le voir se faire avaler tout cru par des plus forts que lui. Et puis, lui dit-il, « elle peut toujours commander des couillettes en plastique, comme ça se fait aux États-Unis ». Après le départ du vétérinaire, elle se dépêche. Elle a mille choses à faire, dont le gratin pour midi.
     À la poste, elle rencontre « Monsieur le maire ». Elle lui parle de leurs problèmes de liaison ADSL. Ça le contrarie beaucoup. C’est promis, il va s’en occuper sur-le-champ et faire intervenir une personne compétente. Elle monte ensuite à l’épicerie. Pas de boucherie en vue. Mais le bûcheron-berger est là, barbu, jovial. Est-ce lui qui fait la pluie et le beau temps dans le village ? Elle se pose la question, le croit un moment, puis plus du tout.
     Il fait un temps vraiment sublime. L’envie lui prend d’essayer le sentier qui descend sur Abro. Elle se dit qu’elle a le temps. Elle prend le sentier derrière les pâtures, passe devant un enclos à vaches, puis un autre à ânes. Elle longe la bergerie de sa cousine. Le sentier continue dans la chênaie. Le golfe de Saint-Florent est baigné d’un halo de lumière douce qui donne aux découpes de la côte un air irréel. Elle longe les chenils. Il y a bien là une cinquantaine de chiens, tenus enfermés pour les battues. Ils jappent et hurlent, et saluent son passage en sautant le long des grillages. Elle frémit en pensant qu’ils pourraient être lancés à sa poursuite. Les Chasses du comte Tzarof. Et ne faire d’elle qu’une bouchée. Elle passe au large sans broncher. Peu à peu, le calme revient. Le maquis est superbe, le sentier muletier encore assez large. Progressivement, il devient plus caillouteux, moins aisé. Elle n’est jamais venue jusque là, mais ne regrette pas son escapade dans ce décor incroyablement beau. Les lieux, déserts en apparence, semblent habités d’une vie secrète qui lui est totalement inconnue. Une fourgonnette 4L est arrêtée au bout du chemin muletier qui se change en sentier à chèvres. Elle hasarde un coup d’œil à l’intérieur de la fourgonnette. Elle est vide. Elle ne se sent pas très rassurée. Quelqu’un doit monter la garde quelque part dans les feuillus. Elle se dit qu’elle est une cible visible.
     Elle décide pourtant de continuer sa route. Ce sentier exerce sur elle une vraie fascination. Des balises indiquent le chemin principal. Mais de nombreux sentiers annexes s’entrecroisent, apparemment entretenus. La vue sur le golfe est superbe. La mer d’un bleu éclatant. Et il fait chaud. Il fait très chaud. Elle transpire et enlève sa polaire. Elle aurait dû prendre de l’eau. Par moments, elle se retourne pour voir si personne ne la suit. En apparence, il n’y a pas âme qui vive. Sauf un feulement étrange d’animal, un râle de mort qu’elle ne parvient pas à identifier. Elle essaie d’accélérer le pas car la mer est encore loin. Combien de temps encore la sépare de la route ? Le sentier n’en finit plus. Elle regarde sa montre. Il est presque onze heures. Déjà une heure qu’elle a quitté le village. Il faudrait peut-être qu’elle prévienne quelqu’un de l’endroit où elle se trouve. Avec la coupure de courant aujourd’hui et les travaux sur les lignes téléphoniques, elle n’a pas grand chance de joindre qui que ce soit. Elle redouble d’attention, regarde où et comment elle pose les pieds sur les marches usées du sentier et sur les cailloux qui l’encombrent. Elle finit par apercevoir, un peu en contrebas, la maisonnette du berger, bercée par son palmier. Elle est soulagée. La route n’est plus très loin. Malgré tout, elle n’y est pas encore. Elle continue de marcher dans les éboulis.
     Elle entend un moteur. La route est là, à deux pas. Elle débouche plus haut que l’endroit prévu. Tant mieux, elle aura moins de chemin à faire. Combien de temps encore la sépare du clocher ? Elle regarde sa montre. Il faudrait qu’à midi elle soit sur la place. Elle accélère le pas. Elle est fière d’elle et heureuse. Elle tourne le dos au golfe et fixe maintenant le Cap, sévère mais ensoleillé. Elle est au-dessus de la marine de Cannelle. Les toits de Marinca sont après le virage. Le clocher fait bientôt son apparition. Elle sera dans les temps à la maison. Nul ne saura rien de sa balade. Elle a passé deux heures « extraordinaires ». Elle tombe de fatigue et de sommeil. Elle se sent bien.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli