Success story au royaume de la libre entreprise

Publié le 04 septembre 2009 par Jlhuss

Oh brave new world (2)

James Sforze naquit à Milan, Illinois à la fin du XX° siècle. Rien dans  l’enfance ni dans la première jeunesse de ce fils d’un modeste couple italo-américain ne laissait présager le destin exceptionnel qui l’attendait. C’est à l’Université, en suivant le cours du professeur Marc Nichols, collaborateur et continuateur du Nobel d’économie Milton Friedman , qu’il eut l’idée simple mais géniale qui bouleversa sa vie et celle de ses contemporains.
On sait que les membres de l’Ecole de Chicago, étaient de fervents partisans de la privatisation des entreprises publiques , mais, prisonniers malgré eux d’un système de pensée hérité des siècles précédents , ils n’avaient pas osé remettre en cause la mainmise de l’Etat sur un certain nombre de services en particulier la police, l’armée et la justice. Seul, Milton Friedman avait osé évoquer la possibilité d’ouvrir ces activités à la concurrence libre et non faussée . Encore était-ce à la toute fin d’un de ses livres et sur le mode de l’ironie.
En vrai fils du pays des self-made-men et de la liberté d’entreprendre , James Sforze décida que ce qu’avaient rêvé des intellectuels, lui le réaliserait. Conscient que son entreprise n’avait de chance d’aboutir que s’il prenait un minimum de risques, il s’engagea dans les Marines d’où il passa dans les Forces Spéciales. Cinq ans plus tard, il connaissait tous les moyens d’abréger la vie humaine et il avait lié, au cours de missions aussi périlleuses que clandestines, quelques amitiés à la fois utiles et indéfectibles.

Dès son retour à la vie civile, il mit en œuvre le business plan qu’il avait eu le temps d’élaborer pendant son passage sous la bannière étoilée. Aidé par d’anciens compagnons d’arme, il ouvrit une agence spécialisée dans le gardiennage des résidences privées.  Il la nomma Darksky, référence à la couleur de la nuit de sa première mission et à celle des uniformes de ses employés. La qualité du personnel, recruté exclusivement parmi d’anciens membres des forces armées et à l’issue d’un processus de sélection des plus rigoureux, lui assura très vite une place de choix sur ce marché dont il devint rapidement le principal acteur. En peu d’années, son entreprise compta tant aux Etats-Unis qu’en Europe, plusieurs centaines d’agences et des dizaines de milliers d’employés. Il puisa dans ce vivier pour lancer une seconde activité orientée sur la protection rapprochée et mobile des personnes et des biens. Stars du spectacle et de la politique, milliardaires en tout genres et grandes sociétés soucieuses d’assurer la discrétion et la sécurité de certains transferts ne jurèrent bientôt plus que par lui.
C’est à ce moment que commença la guerre avec l’Hiranistan. A l’issue d’une campagne éclair et après l’utilisation judicieuse de trois bombes atomiques miniaturisées, Les forces de la Démocratie occupèrent ce pays, riche en pétrole, en cuivre, en uranium et diverses autres matières premières mais soumis au joug du terrible dictateur Mohamar Ibn Hussein que Bernard-Henri Birkin, Jane Glüksman et André Lévi n’hésitaient pas à dénoncer dans de virulentes tribunes publiées par Globe et reprises par l’Impartial de la Haute Marne. On déplora une centaine de morts dont huit par accident du côté de la coalition et il y eut un million six cent cinquante mille dégâts collatéraux chez les Hiranistanais. En compensation, les dix millions qui restaient furent invités à goûter massivement aux joies de la liberté.  « Good job, boys !, déclara le Président Grégory Trevor  Stallone en ajoutant « It’s impossible to have an omelette without broking some eggs ».
Hélas, les Hiranistanais ne surent aucun gré à leurs sauveurs des énormes sacrifices humains et financiers consentis pour leur libération.  Des guérillas formées, selon les cas, de membres de l’ancienne police politique, d’officiers et soldats démobilisés de l’armée vaincue ou de fidèles fanatisés de la religion locale, entamèrent une lutte féroce contre les occupants. Au sixième mois qui suivit leur victoire, les alliés avaient perdu trois fois plus d’hommes et de matériels que pendant la guerre officielle. Les hommes d’affaire invités à venir sur place pour participer à la reconstruction, les diplomates chargés d’inventer une solution politique et les membres des diverses ONG (munis pourtant de tee-shirts aux logos dessinés gratuitement par les meilleures agences de publicité) devinrent la cible d’enlèvements suivis, en l’absence (et parfois en présence) de rançon d’enlèvements de regrettables assassinats. Ces événements étaient d’autant plus dévastateurs que les terroristes mêlaient habilement méthodes ancestrales d’exécution et techniques modernes de reproduction et de diffusion de l’image et du son.
Il fallait réagir. Le Président Stallone songea un moment à utiliser quelques bombes miniaturisées supplémentaires. Il y renonça bien vite, ses conseillers lui ayant représenté que cela compromettrait gravement l’exploitation future des richesses de l’Hiranistan. Comme il préparait sa réélection, l’envoi de troupes supplémentaires était hors de question et la situation semblait sans issue. C’est alors que Sforze, informé du désarroi présidentiel par un garde du corps avec lequel il avait passé quelques mois dans la jungle d’Amérique Centrale, demanda et obtint un rendez-vous avec le chef de l’état et du Monde Libre réunis.
A l’issue de cette entrevue historique, l’entreprise Darksky obtint l’exclusivité du marché Hiranistanais de sécurisation des personnes et des biens civils ainsi qu’une autorisation d’achat des matériels militaires sophistiqués nécessaires à la bonne marche de l’affaire.
En à peine trois ans, Darksky possédait, en Hiranistan, une armée privée dont les effectifs dépassaient ceux de la coalition et qui avait fait la preuve de son efficacité puisque la majorité des guérillas avaient été soit détruites soit obligées de capituler. Les quelques groupes qui se manifestaient encore perdaient chaque jour du terrain et des hommes et ne présentaient plus un réel danger. On déclara la guerre terminée et les membres de la coalition rapatrièrent leurs troupes. Pendant ce temps un président Hiranistanais était élu sous le contrôle d’observateurs étrangers (parmi lesquels Bernard-Henri Birkin qui partagea à cette occasion la choucroute rituelle avec des nomades Patlouges) et des employés de Darksky.
Après le scrutin, Sforze passa un accord avec le nouveau chef de l’Hiranistan. Une clause secrète prévoyait que, tant que cela serait nécessaire, l’entreprise conserverait ses bases d’entraînement aux Etats Unis d’Amérique du Nord.  Sforze  la mit à profit pour renforcer encore ses effectifs, sa puissance de feu et ses capacités technologiques. Toujours à la recherche de nouveaux marchés il proposa au gouverneur de Virginie Occidentale de sous-traiter dans son état les missions de la Garde Nationale. Son offre fut acceptée  et le Nouveau Texas, le Colorado du Sud et l’Est Dakota suivirent le mouvement. En même temps, des maires de plus en plus nombreux lui confiaient, sous la pression des propriétaires de résidences privées, la gestion de leur police.
L’action Darksky vit sa valeur décuplée et de grands fonds d’investissement entrèrent au capital ce qui permis l’embauche de nouveaux employés et leur équipement en matériels de plus en plus sophistiqués.
Sur ces entrefaites eut lieu l’élection Présidentielle. Elle opposait le Gouverneur de Virginie Occidentale à un Sénateur du Rio Grande del Este qui avait fait campagne en promettant d’en finir avec ce qu’il appelait « les milices privées ». A l’issue du vote, les sondages de sortie des urnes annonçaient la victoire de ce dernier. L’avenir de Sforze et de sa société paraissait gravement compromis. Un autre se serait désespéré, pas lui. Il exécuta simplement la suite de son plan en ordonnant, aux unités entraînées dans ce but,  d’intervenir. Une attaque informatique (considérablement facilitée par des complicités intérieures) paralysa les centres de dépouillement qui furent ensuite occupés par des « réparateurs » travaillant sous la protection d’agents de Darksky. Le Gouverneur fut donc élu triomphalement.
Le jour de sa prestation de serment, lors de la traditionnelle parade, après les détachements des forces armées officielles, on vit défiler dans un ordre impeccable dix mille employés de Darksky dont la belle tenue, les équipements ultramodernes et la musique entraînante soulevèrent des applaudissements enthousiastes. Le même soir, invité à l’émission vedette de CMM, Sforze déclara qu’il entendait reprendre le titre de Condottiere porté jadis par ses ancêtres milanais d’Italie.
Une action de lobbying efficace, car basée sur des arguments auxquels on ne résiste pas, lui permit de faire adopter par le Congrès le désormais célèbre XIX° amendement. Celui-ci, qui l’autorisait à se présenter simultanément dans tous les Etats de son choix, fit de lui le gouverneur de la totalité du quart Nord Est des USA. Deux ans plus tard, après un référendum sponsorisé par les fonds d’investissements présents dans son conseil d’administration et contrôlé par des employés de la firme, il plaça ce territoire sous l’administration directe de sa société et ne conserva plus avec l’ancienne capitale fédérale que des liens de pure forme. Les PDG de ses diverses filiales agirent de même dans le reste du pays. Il eut soin, toutefois, de faire en sorte qu’aucun d’entre eux ne puisse rivaliser avec lui, en les obligeant à des échanges de poste réguliers. Le Président dont l’autorité était désormais limitée au District de Columbia eut droit à quelques compensations. Il reçut le privilège d’être le seul à porter un couvre-chef en plumes d’aigles, heureuse synthèse d’une tiare papale et des coiffures des anciens chefs Sioux. C’est aussi à lui que revint l’honneur, lors du dîner annuel des administrateurs de la Darksky, de pointer vers le ciel, la mitrailleuse en or massif qui ornait le balcon du siège de la société pour la salve finale (tirée avec des balles à blanc, on n’est jamais trop prudent).

Chambolle

Que ceux qui pensent que les lignes qui précèdent ne sont que billevesées et coquecigrues lisent, dans le Monde du 29 septembre dernier, l’article consacré à la société Blackwater. Ils y verront qu’on peut avoir quelques raisons de craindre que le rêve de Milton Friedman ne vire au cauchemar.