Les économistes et la crise : enseignements pour la recherche

Publié le 09 septembre 2009 par Monthubert

Dans Le Monde (http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/09/04/la-crise-remet-en-cause-le-savoir-et-le-statut-des-economistes-par-frederic-lemaitre_1235793_3232.html), Frédéric Lemaître livre une analyse assez accablante pour les économistes, accusés en gros d’avoir délaissé le terrain (”l’analyse du réel” selon Maurice Allais) au profit de théories mathématiques. Partant d’une interrogation de la reine d’Angleterre concernant l’absence de prévision de la crise actuelle par les économistes, l’article met en cause un certain dogmatisme, mais aussi les liens malsains qu’entretiendraient de nombreux économistes avec les milieux financiers.
Cet article est le bienvenu, mais il me semble très incomplet. Car à vouloir englober l’ensemble des économistes dans une attitude commune, on ne rend pas justice à ceux d’entre eux qui ont été plus clairvoyants, et on n’interroge pas non plus réellement quels sont les mécanismes qui ont conduit à la domination intellectuelle de ceux qui sont mis en cause aujourd’hui.
D’abord, certains économistes ont vu venir la crise financière puis économique bien avant l’été 2008, en fait dès le début de la crise immobilière, voire avant comme cela a été le cas de Nouriel Roubini. REFERENCES. On ne les a pas beaucoup écoutés. Car cette crise, qui était inéluctable, ne pouvait se déclencher que par la faillite d’un des acteurs. C’était un jeu de la patate chaude, et chacun espérait faire durer le jeu le plus longtemps possible.
Mais au-delà, ce dont témoigne cette crise c’est l’impasse dans laquelle un des courants dominants en économie, le monétarisme, nous a entrainés. D’autres courants théoriques existent en économie, comme les keynésiens, mais ils sont souvent moins visibles, voire marginalisés du point de vue académique.
Aujourd’hui, les revues scientifiques sont classées. L’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, l’AERES dont la création a suscité de très nombreuses protestations en raison de son mode de fonctionnement, <a href=”http://www.aeres-evaluation.fr/La-liste-des-revues-scientifiques>classe ainsi les revues de Sciences Humaines et Sociales en trois catégories, A, B ou C</a>. Pour être considéré comme “chercheur publiant”, ce qui est déterminant dans l’appartenance à un laboratoire et l’évolution de carrière, ainsi évidemment que pour la survie du laboratoire, il faut publier dans des revues de catégorie A ou B. Or une revue comme celle de l’OFCE, est classée C. Pour mémoire, l’<a href=”http://www.ofce.sciences-po.fr/ofce/presentation.htm“>Observatoire Français des Conjonctures économiques (OFCE)</a> est le centre de recherche économique de Sciences Po  présidé par Jean-Paul Fitoussi, qui bénéficie d’une grande présence médiatique. Les keynésiens français ont beaucoup plus de chances de pouvoir publier dans cette revue que dans les revues classées A ou B… et sont donc souvent considérés comme non-publiants, une façon de dire que l’AERES ne les considère pas comme des chercheurs à part entière. L’ironie de l’histoire, c’est que les chercheurs néo-classiques ont pour beaucoup  subitement pris des accents keynésiens lorsque la crise a éclaté. Cela transformera-t-il le classement des revues ? L’avenir nous le dira.

Ce qu’on peut retenir de cette leçon, c’est que la diversité scientifique est nécessaire. Dans toutes les sciences, il y a à certaines périodes des courants dominants, des modes. Il faut pourtant laisser la porte ouverte à d’autres manières de voir et de penser, et ceci particulièrement pour les sciences dites molles, mais aussi en sciences exactes. Et l’organisation du système de recherche a une très forte influence à ce niveau-là. Dans un système laissant une grande autonomie aux chercheurs, ceux-ci peuvent explorer de très nombreuses pistes de recherche, dont certaines seront certes des impasses, mais dont d’autres peuvent conduire à des changements de paradigme. En revanche, dans un système qui contrôle a priori l’orientation des travaux de recherche par leur financement, comme c’est de plus en plus le cas en France, c’est le triomphe du conformisme. Aujourd’hui, une partie dominante du financement de la recherche s’effectue par le biais d’appels à projet de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Ceux-ci sont déterminés par l’Agence, dont la direction est entièrement composée de personnes nommées par le ministère. Les chercheurs sont appelés à soumettre des projets de recherche à l’ANR, et après une évaluation souvent très sommaire l’agence décide de leur accorder ou non de l’argent pour travailler. Cela signifie que les “experts” de l’ANR se voient confié un rôle qui excède largement leur rôle de scientifiques. Car l’ANR confie à des chercheurs qu’il a choisis un rôle de prescripteurs et de juges des orientations de recherche. Or ce processus a tendance à renforcer les domaines à la mode. Pierre Joliot, professeur émérite au Collège de France, <a href=”http://www.sauvonslarecherche.fr/IMG/pdf/Joliot_Strasbourg.pdf“>

explique très bien les écueils</a> : “la définition d’un domaine à la mode pour moi, c’est un domaine qui est déjà du passé parce que quand on sait que ce sujet est important, et bien généralement, une grande partie des progrès
sont déjà faits et le moment où un domaine est vraiment un domaine d’avenir, c’est le moment où personne n’est capable de s’en rendre compte. Cette notion de mode me paraît être une des conséquences de la compétition effrénée que l’on nous impose.” Ce conformisme est d’autant plus dangereux et stérile qu’il a des répercussions directes sur ce qui est enseigné aux étudiants. Ce qui est en cause dans l’article de Frédéric Lemaître, c’est bien la “mode” de la théorie économique monétariste, dont la crise actuelle démontre clairement l’échec. A nous de préserver dans notre système de recherche les espaces permettant à ceux qui pensent autrement de poursuivre leurs travaux.

Dernière chose, l’article fait allusion aux liens d’intérêt de certains économistes avec les banques. Or le gouvernement ne cesse de valoriser les contrats des chercheurs avec des entreprises privées, allant jusqu’à permettre l’octroi d’aintérêts financiers liés à ces contrats. Or cela peut tourner à la corruption : un chercheur qui gagne de l’argent parce qu’il a partie liée avec une entreprise n’est plus psychologiquement en état de travailler et de publier en toute liberté. On connait le problème des conflits d’intérêts dans le domaine biomédical, il était temps de le mettre en lumière dans le secteur économique.