Sandro Veronesi "Chaos calme"

Par Jb

Note : 9/10

L’intrigue de Chaos calme, d’après ce qu’on en lit en quatrième de couverture, a de quoi faire peur. Un quadragénaire, Pietro Palladini, perd subitement sa femme et se retrouve seul avec sa fille de dix ans, Claudia.

On pense immédiatement qu’on va avoir affaire à un énième roman larmoyant sur le "travail de deuil", façon franchouillard nombriliste, comme on en a lu des dizaines.

Rien de tout ça pourtant dans ce roman inventif, distancié, drôle, cynique et virtuose. Le premier chapitre d’ailleurs, tel un morceau de bravoure, annonce la couleur puisqu’il met en scène le sauvetage d’une noyade aussi rocambolesque, dilaté et décalé qu’érotique et épique. Ce foisonnement dans le presque rien, cet étirement du temps et de l’espace à travers la conscience de Pietro Palladini, restera durant plus de 400 pages la marque de fabrique de Chaos calme, un roman qui ne lasse jamais et parvient, malgré des fils a priori ténus, à tenir toutes ses promesses et garder un rythme très enlevé.

Lara, la femme de Pietro, meurt brutalement dès les premières pages du roman alors que son mari sauvait une jeune femme de la noyade (ce qui lui avait occasionné une trique monumentale). Suite à ce choc, Pietro attend la souffrance, le deuil dans ce qu’il a de plus douloureux et cruel, mais ça ne vient pas… Il décide alors de déporter son bureau dans sa voiture, dans laquelle il squatte du matin au soir (devant l’école de sa fille). Ça tombe bien, une énormissime fusion est en train de restructurer totalement son entreprise, il préfère donc voir ça de biais plutôt qu’être dans l’œil du cyclone. Son statut de "jeune veuf" le lui permet.

Sur cette situation de départ, Chaos calme va longuement se déployer : tout est vu à travers la conscience de Pietro (la narration utilise le "je") qui relate ses discussions avec sa belle-sœur, son frère, ses collègues de travail, ses supérieurs, ou tout simplement des gens qu’il croise en restant tous les jours dans sa voiture devant l’école de sa fille. Tout ce petit monde avec ses problèmes, graves ou anecdotiques, importants ou ridicules, se met à s’agiter, tournoyer autour de lui, le rendant non seulement témoin et spectateur mais parfois aussi confident, conseiller, avec toujours un sens de la distance, du relativisme, parfois de l’ironie et de la cruauté, qui font le sel de ce roman.

Bien sûr certains passages du livre flirtent avec l’absurde, Sandro Veronesi choisit d’ailleurs de placer en exergue de son roman une phrase de Beckett : "Je ne peux pas continuer. Je vais continuer". Mais que ceux qui n’aiment pas beaucoup ce genre littéraire (ce qui est plutôt mon cas) ne passent pas leur chemin car au fond Chaos calme n’est jamais un roman absurde ou un roman de l’absurde. Il pointe plutôt les absurdités et les contradictions inhérentes à chacun, la vanité humaine, ce qui n’est pas du tout la même chose.

La vraie réussite de Chaos calme est d’être porté par un ton, un souffle, un art du roman qui n’a rien de statique ni d’intimiste, un style souvent prolifique et foisonnant, polyphonique et digressif, qui sied parfois davantage au roman d’aventures ou en tous cas aux épopées, alors qu’ici à proprement parler il ne se passe rien, il n’y a pas d’action, mais le résultat est un récit où l’on ne s’ennuie jamais, qui rebondit sans cesse, qui tient en haleine, bref qui divertit au bon sens du terme. En subvertissant le genre du "roman de deuil", Sandro Veronesi réussit un tour de force qui restera longtemps dans la mémoire du lecteur.

En plus d’un titre magnifique et tout en oxymore (Chaos calme), en plus de cette facilité (apparente) à captiver le lecteur, Sandro Veronesi aborde dans son récit une foule de sujets essentiels : la mort, le sexe, l’amour, le monde de l’entreprise et l’économie contemporaine. Il amène également à s’interroger sur des questions profondes telles que : qu’est-ce qu’une vie réussie ? A quoi le succès (affectif, professionnel) se mesure-t-il ? N’accordons-nous pas un peu trop d’importance à notre petite personne et à la comédie humaine ?

Tous ces sujets essentiels, toutes ces questions profondes, sont traités avec un ton juste, sans pathos, sans lourdeur, avec la dose de dérision et de second degré qui sied à notre "postmodernité", mais surtout avec cet art du "soupçon" qui finalement ne quitte jamais la conscience du lecteur : car après tout cette voix qui nous parle, qui nous dit qu’elle n’est pas en train de nous mener en bateau, nous raconter n’importe quoi ou simplement nous cacher ce qu’elle n’a pas envie de nous dévoiler, qui nous dit qu’elle est saine d’esprit et digne de confiance, qui nous dit qu’elle n’essaye pas de re-agencer artificiellement et avec mauvaise foi le chaos dont elle est issue et vers lequel elle retournera ?