Jacques Chirac : savoir pardonner...

Publié le 19 septembre 2009 par Sylvainrakotoarison

(dépêche)

Chirac et l'homme qui voulut le tuer
Enquête
LE MONDE | 17.09.09 | 14h31  •  Mis à jour le 17.09.09 | 16h33
Jacques Chirac n'a pas cillé lorsque la ministre de la justice l'a informé de la libération de l'homme qui avait voulu le tuer. Le 3 août, Maxime Brunerie a discrètement quitté la prison de Val-de-Reuil (Eure) pour rejoindre l'Essonne et le pavillon blanc de ses parents. L'ancien président et son épouse, Bernadette, venaient juste d'arriver dans la villa tropézienne de leur ami l'industriel François Pinault. A ses proches, Brunerie a fait savoir son souhait de "tourner la page". Du côté des Chirac, rien n'a filtré.
Quelques jours auparavant, le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie avait pris soin de préciser aux collaborateurs de l'ancien chef de l'Etat que Maxime Brunerie, 32 ans, avait purgé sept années de détention et ne bénéficiait d'aucune mesure de clémence autre que le jeu classique des remises de peine. Sa tenue en prison avait été exemplaire et un solide suivi psychothérapeutique laissait présumer un faible risque de récidive. Précaution inutile. Jacques Chirac n'ignore rien de la rédemption de celui qui, le 14 juillet 2002, tira dans sa direction avant de tenter de se suicider.
Depuis sept ans, Maxime Brunerie est son souci secret. Son énigme aussi. Le jour de l'attentat, il avait paru minimiser l'affaire en notant seulement à propos du coup de feu tiré dans sa direction : "J'ai cru que c'était un pétard." Mais l'ancien président s'est longtemps interrogé sur les motivations de ce grand garçon mince et dégingandé qui, à 25 ans, avait voulu mourir en "entrant dans l'Histoire". Les jours qui ont suivi la tentative ratée de Maxime Brunerie, Jacques Chirac a regardé les photos montrant, dans la presse, le jeune homme au milieu de militants d'extrême droite, le bras tendu pour le salut hitlérien. Deux mois auparavant, le président avait été réélu dans les circonstances les plus inattendues face à Jean-Marie Le Pen. Se pouvait-il qu'on l'ait haï à ce point ?
Entre le vieux fauve de la politique et le garçon paumé, c'est une histoire étonnante et inédite qui va pourtant se nouer. Dès le 16 juillet 2002, Maxime Brunerie a écrit au président de la République pour regretter son acte "insensé et intolérable" et affirmer son désespoir. L'absence de réponse a laissé ses parents dévastés. Mais l'Elysée est encore sous le coup de l'attentat et des graves défaillances dans la sécurité présidentielle qu'il a révélées. Bernadette Chirac, surtout, est atterrée. Depuis des années qu'elle voit son mari se jeter littéralement dans les foules, elle vit dans la crainte d'un assassinat.
Un homme, pourtant, plaide auprès de l'Elysée. Stéphane Beaudet est le maire UMP de Courcouronnes, cette petite ville de l'Essonne où habitent Maxime Brunerie et ses parents. Un an plus tôt, Stéphane Beaudet a été élu à la tête de la ville, à 29 ans. Il n'a jamais traité d'affaire si délicate, mais il connaît les Brunerie.
C'est lui qui a reçu en catastrophe Jean et Annie Brunerie, revenus par le premier avion de leurs vacances à Ibiza. Lui encore qui a conseillé un avocat, Pierre Andrieu, le seul qu'il connaisse parce que sa belle-mère travaille dans son cabinet. Qu'importe que Me Andrieu soit bien plus spécialisé en droit fiscal qu'en "magnicide", comme on appelle un crime commis contre un personnage important. C'est un homme débonnaire dont la fermeté bienveillante et paternelle mettra en confiance l'assassin raté du président.
Dans les semaines qui suivent l'attentat, Stéphane Beaudet raconte à Jacques Chirac le désespoir des Brunerie et la vie désolante de leur fils, complétant le portrait que dressent déjà les experts psychiatres en prévision du procès. Une chose l'inquiète, pourtant, dont il s'ouvre au président. Jean Brunerie, agent de maîtrise à la Snecma et passionné de pétanque, n'a jamais trop regardé cet aîné dont il connaît à peine les engagements politiques. Mais il ne parvient pas à croire que son fils ait projeté seul de se procurer un fusil et ait pu parvenir jusqu'aux Champs-Elysées, aux premiers rangs des spectateurs du défilé du 14-Juillet, sans avoir été arrêté. Depuis des semaines, il échafaude les plus incroyables théories d'un complot dont son fils aurait été l'instrument et la victime.
Maxime ne s'entendait pas avec ses parents, mais les Brunerie tiennent à plaider la cause de leur fils auprès du président. Electeurs chiraquiens, ils font aussi savoir qu'ils ne sont pour rien dans ses engagements auprès des mouvements les plus radicaux de l'extrême droite. Jacques Chirac n'est pas encore prêt à les rencontrer. Touché par leur détresse, il demande cependant au procureur près la cour d'appel de Paris, Jean-Louis Nadal, de les recevoir, en septembre 2002.
En décembre 2004, lorsque s'ouvre le procès de Maxime Brunerie, ses rares amis défilent à la barre. Et la tentative d'assassinat politique d'un garçon happé par le fascisme cède vite la place à l'exposition du désert sentimental, des multiples complexes et du cancer des ganglions lymphatiques qui l'a meurtri à l'âge de 21 ans.
Jacques Chirac confie lui-même à ses proches que Brunerie est bien moins le héraut d'un complot d'extrême droite qu'un garçon profondément malheureux. Mais il ne néglige pas l'impact qu'a pu avoir sur une personnalité fragile la contestation répétée des cadres de la démocratie. Devant son plus proche conseiller, Frédéric Salat-Baroux, devant Claude, sa fille, le président dit sa philosophie : "Ne personnalisez pas cet acte. Ce n'est pas moi qui étais visé, mais ce que je représente. Lorsqu'on se sent rejeté par la société, on cherche à atteindre son plus haut symbole."
Annie Brunerie, pourtant, n'a pas désarmé. Informaticienne, elle est aussi volubile que son mari semble absent. C'est une mère maladroite, infantilisante et "toujours à contretemps", ont jugé les psychiatres. Mais elle veut absolument rencontrer Jacques Chirac. Le jeune maire de Courcouronnes, Stéphane Beaudet, intercède à nouveau en sa faveur.
A l'Elysée, Bernadette Chirac est restée traumatisée par la tentative d'assassinat de son mari. Elle craint plus que tout qu'un pardon présidentiel ne soit perçu comme une marque de faiblesse. Un encouragement, peut-être, pour tous ceux qui pourraient menacer le président.
"Je recevrai Mme Brunerie à condition qu'elle ne réclame pas de grâce présidentielle pour son fils", a prévenu Jacques Chirac, pas seulement pour tranquilliser sa femme. Devant le juge d'instruction, lors de sa première audition, Brunerie avait déclaré tout de go "pour l'avenir, je préfère me retirer à la campagne", comme s'il n'avait pas à assumer les conséquences de son acte. Depuis, le président pressent que les dix années de prison auxquelles a été condamné le jeune homme sont un délai symbolique nécessaire.
C'est dans la plus grande discrétion qu'une rencontre est organisée entre Jacques Chirac et la mère de celui qui a voulu le tuer. Un samedi de mai 2005, en fin de matinée, quelques jours avant le référendum sur la Constitution européenne, le directeur de cabinet Michel Blangy introduit Mme Brunerie dans le bureau du président. Elle est venue raconter ce que le président sait déjà : les complexes de son fils, ses maladies d'enfance, sa fragilité. Mais aussi ses années en détention. Elle est aussi venue réclamer le pardon.
De fait, Maxime Brunerie s'est transformé. A la prison de la Santé, puis au centre de détention de Val-de-Reuil, où il demande son transfert en septembre 2005, le jeune homme s'est reconstruit une vie. Les gardiens, les psychologues, les éducateurs, ont vite remarqué ce grand garçon poli qui attend toujours, au parloir, que son visiteur s'asseye avant de s'asseoir à son tour.
De ses engagements passés au GUD, ce mouvement étudiant d'extrême droite, puis dans les rangs du MNR de Bruno Mégret ou auprès des militants d'Unité radicale, il a voulu tout balayer. "Je ne soutiens même plus le PSG...", dit-il parfois, soucieux de rompre avec l'image de supporteur du Kop de Boulogne étalée dans les journaux.
Son avocat, Pierre Andrieu, est bien intervenu pour réclamer que les anciens amis d'extrême droite de Maxime cessent d'envoyer cartes postales et argent pour cantiner, de peur que cela ralentisse sa libération. Mais, de fait, beaucoup de camarades de l'époque ont préféré rompre les relations avec le détenu.
Brunerie, qui avait raté son BTS de comptabilité quelques jours avant de tirer sur le président, a repris ses études et passé avec succès un nouveau BTS. Le jeune homme s'est réconcilié avec sa soeur cadette, Clémence. Loin de ses parents, il paraît plus sûr de lui. Plus mûr aussi. Son avocat, qui avait d'abord considéré la condamnation de son client comme un échec de sa plaidoirie - il espérait cinq ans d'emprisonnement -, commence à penser qu'au fond ces dix ans ont non seulement ancré dans l'esprit de Brunerie la gravité de son acte, mais ont paradoxalement souligné à ses yeux sa responsabilité et sa capacité à s'assumer.
Jacques Chirac a continué de se tenir informé de la situation des époux Brunerie. De Maxime, aussi. En janvier 2009, comme tous les détenus qui s'apprêtent à terminer leur peine, ce dernier a bénéficié d'une permission afin de préparer sa réinsertion. Il est allé déjeuner à Fontainebleau avec son avocat, sans que personne le reconnaisse. Il a rencontré son futur employeur.
Aujourd'hui, lorsque ses proches lui demandent s'il a souffert de ces années de détention, il répond seulement : "Cela ne m'a pas paru trop long." L'ancien président, lui, poursuit l'écriture de ses Mémoires. Pour l'heure, il n'a pas encore abordé ce 14 juillet 2002, où, d'un coup de fusil, un jeune homme tenta de l'assassiner.
Raphaëlle Bacqué
Article paru dans l'édition du 18.09.09