Alice Dujovne-Ortiz, L'étoile rouge et le poète, Métailié

Publié le 19 septembre 2009 par Irigoyen
Alice Dujovne-Ortiz, L'étoile rouge et le poète, Métailié

Voici une autre histoire qui m’a tenu en haleine au mois d’août.

L’auteure argentine Alicia Dujovne-Ortiz nous narre ici l’histoire d’une femme, Africa de las Heras, qui, pendant des années, espionna, pour le compte du KGB, Felisberto Hernández. Ce nouvelliste uruguayen, anticommuniste, avait été qualifié par Roger Caillois d' « écrivain le plus original d'Amérique latine ». Il fut aussi et surtout un proche de Jules Supervielle.

« Pour Felisberto, travailler veut dire changer un mot par un autre, enlever ce fragment de cette partie du récit pour le mettre autre part. Il n'oublie pas pour autant ce qu'il a toujours souhaité : que ses histoires aient l'air d'être racontées à voix haute. Il répète des mots ? Quand nous parlons nous en répétons aussi. Il commet des erreurs ? Il ne voit pas la raison des les extirper violemment. En marchant dans le quartier (il s'aventure rarement au-delà de la Sorbonne : pour quoi faire puisqu'on lui a dit que le vrai Parisc'était la Quartier latin), il a pensé à une chose qu'il devrait dire sans faute à Supervielle : travailler ses récits, c'est en retirer ce qu'il y a de plus urgemment laid et y laisser ce qui est moins pressant, parce que le laid lui appartient davantage que le beau ; chez lui, le laid est naturel. »

L’histoire du couple Africa-Felisberto – ils se sont mariés – m’était complètement inconnue. Je ne savais pas non plus que le défunt Comité pour la Sécurité de l'État soviétique – KGB – cherchait, par l’entremise de son réseau d’espions, à mieux pénétrer, le moment venu, le territoire américain.

Dans ce « roman » - il est d’ailleurs intéressant de remarquer, si vous avez lu les deux précédentes chroniques, de remarquer que ce terme revêt quantité de « réalités » différentes –, j’ai été charmé par la double démarche d’Alicia Dujovne-Ortiz qui est de mêler « l’objectivité des faits » à une totale et bienvenue subjectivité quand le travail d’historien s’avère impossible. C’est en ce sens, à mon avis, qu’il s’agit bien d’un roman et non d’une biographie.

Le texte zoome tantôt sur Felisberto, tantôt sur Africa ou encore Oleg, agent du KGB qui suit l’affaire de son bureau moscovite. Vingt ans après la chute du Mur, il n’est sans doute pas inutile de lire ce livre qui nous rappelle tout le cynisme du régime stalinien - certains faits se déroulent aussi sous Nikita Khrouchtchev -.

On croise, dans cette étonnante histoire, des personnages qui se sont donnés corps et âmes à la faucille et au marteau avant de comprendre, mais un peu tard, l’horreur. Je pense ici à Carridad, la mère de Ramon Mercader – assassin de Léon Trotski au Mexique -. On apprend d’ailleurs qu’Africa a été au contact du fondateur de l’Armée Rouge.

Felisberto Hernández n’apparaît pas, ici, sous son meilleur jour. L’épisode de la gare est éclatant de ce point de vue. L’auteur uruguayen salue d’abord sa femme sur le quai et fait mine de disparaître avant de revenir pour embrasser cette fois sa maîtresse. On découvre un homme sans relief dont on peut se demander si la seule et unique femme de sa vie n’aura pas été, finalement, sa mère.

Africa est un personnage plus contrasté. Sa raideur s’estompe. On en voit très vite les lignes de fracture surtout quand l’auteure fait référence à ses antécédents familiaux. Au point que le lecteur peut se demander si la démarche d’Africa de las Herras est vraiment politique.

« Elle avait toujours entendu dire combien il était démoralisant de perdre un maillon. L'agent secret qui pense l'avoir perdu se sent abandonné. Seul. Sans famille. Sans identité. Et il ne fait pas que le ressentir, il est réellement livré à lui-même. Tout ce qui, jusque-là a représenté un soutien pour lui s'effondre. Se brise. Une marionnette sans fils. »

Plus loin :

« Elle pense à elle-même, inévitablement. Elle n'a jamais connu ce genre de fidélité. Ni envers les Virtudes (sa famille), ni envers son père, ni envers son oncle, le général. C'est sans doute la raison pour laquelle elle s'est trouvée une famille d'adoption. Le NKVD a été son île. »

Une petite remarque avant de vous laisser : il faut apprivoiser ici une certaine lenteur. Qui dit espionnage ne veut pas forcément dire rythme haletant. On est ici dans un affrontement psychologique. Rien n’est manichéen. Il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre. Chacun a ses grandeurs et ses bassesses. Alicia Dujovne-Ortiz ne prend pas parti. Elle montre. On la suit, à pas feutrés, tout doucement.