Joey Comeau, Overqualified

Publié le 27 septembre 2009 par Menear
Overqualified (ECW Press, juin 2009) n'est pas un roman mais un « truc », c'est à dire qu'on ne sait pas trop ce que c'est et donc qu'on peine à mettre un nom dessus, mais ça ne fait rien, même quand il n'y a pas de mots pour il y en a, et Overqualified est certainement un « truc », un « truc littéraire », même.

Lockpick Pornography avait tout du premier roman : c'est à dire qu'il était à la fois naïf, touchant et raté. Nouveau livre : l'écriture a progressé. Joey Comeau s'est débarrassé du genre romanesque par une pirouette : il n'y a pas un récit mais des récits, publiés sous forme de lettres de motivation, des covers letters dont le ton est parfois proche du discours gris d'Hugues Jallon sans en être. Chaque petit chapitre est une nouvelle lettre adressée à une nouvelle entreprise et chaque lettre est prétexte à digressions qui n'ont bien souvent rien à voir avec l'acte de candidature en lui-même.
Covers letters are all the same. They're useless. You write the same lies over and over again, listing the store-bought parts of yourself that you respect the least. God knows how they tell anyone apart, but this is how it's done.
La quatrième de couverture précise : « the parts of yourself that you respect the least ». L'avalanche de lettres de motivation envoyées au hasard à qui veut les lire, dans Overqualified (littéralement : surqualifié), est prétexte à une descente en soi-même, face aux autres, contre les autres.
L'écriture n'est plus grise, mais noire, depuis la Pornographie par effraction elle a muri, a gagné en sécheresse, en cynisme aussi. Overqualified est une virgule, un livre lu en une heure et demi, très bien ciselé, épuré parfois et découpé comme il faut. C'est à dire que chaque lettre tranche avec la précédente, que la continuité du texte est assez accessoire voire artificielle, que simplement se dégage une figure, celle du narrateur, qui se nomme Joey Comeau sans vraiment l'être sans doute, que cette figure se plonge dans des abysses finalement tactiles et communes à tous, que cette figure au fil des pages se désagrège, c'est à dire qu'elle se révèle.
Dear Nintendo,
Thank you for taking the time to consider my resume. I am writing to apply for the position of game designer. We have a chance here to help children experience games that are more true to life than ever before. Computer graphics have improved and improved, and some day soon we're going to have to ask ourselves where we can go next in our search for realism.
(...)
We need an airport simulator, where the planes carry your whole family from A to B, job to job, and dad still drinks in the shower when you have to pee. Your older sister still comes home at three in the morning and wakes you up so she can sit on the edge of your bed and cry. Where you try to make friends faster at each new school, so you tell jokes even through you don't know anybody and nobody gets them. Everybody says you're the weird new kid. So at the next school you don't say anything at all and then you're the weird quiet kid. The planes touches down and you all lean forward in your seats because of inertia, and again and again someone says, « I hate to fly. »
We need a new Mario game where you rescue the princess in the first ten minutes, and for the rest of the game you try to push down that sick feeling in your stomach telling you she's « damaged goods », a concept detailed again and again in the profoundly sex-negative instruction booklet, and when Luigi makes a crack about her and Bowser, you break his nose and immediately regret it. Peach asks you, in the quiet of her mushroom castle bedroom, « Do you still love me ? » and you pretend to be asleep. You press the A button rhythmically, to controll your breath, to keep it even.
Yours,
Joey Comeau P. 39-40.
Fiction par épisodes détachés, Overqualifiedchantier, est accessible en ligne en page ouverte, elle rassemble tous les fragments empilés et une autre, la partie papier, compilée pour le livre, épurée pour le livre et recomposée pour lui : pour que depuis le chantier et les notes le projet s'affine et se matérialise. Une version ne vient pas remplacer l'autre : les deux se complètent.
Toutes les lettres ne sont pas indispensables et, comme redouté dans ce type de projet, le livre est inégal. Ce n'est pas un problème en soit : on accepte qu'un tel livre puisse l'être puisse qu'il repose sur des bases mouvantes. Overqualified est amer car sur le papier à entête il déverse tripes et boyaux, également matière grise. C'est un exercice de communication désabusée qui ne se prive pas d'user de slogans à répétition, même lorsque cela ne s'y prête pas forcément à première vue, ici Comeau s'appuie sur sa longue expérience de comic-boy avec A softer world. L'image a retenir serait celle d'enfants admirant un désert de ruines apocalyptiques, des Chupa Chups collés entre les dents.
Dear Hallmark,
Thank you for taking the time to review my greeting card ideas.
Idea #1
Front cover is a to-do list, scrawled on a notepad. The text reads "Do dishes. Pick up light bulbs. Tell the woman I love that she means the world to me." Inside text: "Apologize for pressuring her into a trheesome."
Idea #2
Front cover is a picture of a puppy dog with big, sad eyes. A Golden Retriever, maybe. Some breed that everyone loves, something vulnerable. The text on the front reads, "You think love has to last forever for it to be real. You think it isn’t true love unless it lasts until one of us is dead." Inside text: "That isn't love. That's dog fighting."
(...)
Yours,
Joey Comeau. 
P.61
Overqualified est un véritable projet moderne qui sait se détourner du roman pour mieux faire dévier la fiction. Ça fonctionne. L'impression est là que Joey Comeau est pour l'instant le seul auteur de ma génération que je peux lire. Pour d'autres, visiblement, c'est encore un peu tôt.