Trouve-toi une pelle et creuse!

Publié le 02 octobre 2009 par Meshuge

En 1999, je suis allée voir un petit film passé relativement inaperçu.

Dans un bus qui amène des rescapés et leurs familles jusqu’au camp d’Auschwitz pour une visite commémorative, un ancien déporté et son fils s’engueulent.
Le père reproche au fils de prendre le voyage trop à la légère. Le fils reproche au père de lui farcir la tête avec ses histoires de déportation et de n’avoir que ce mot à la bouche.

Ambiance.

A un moment donné, profitant d’une pause (l’arrivée au camp est encore loin), le fils descend du bus pour satisfaire un besoin naturel.
Il s’éloigne de quelques pas dans la neige (il gèle à pierre fendre,  la Pologne en hiver ressemble à la Sibérie) et contemple les champs déserts, les corbeaux qui les survolent (ces bons vieux vols noirs de corbeaux sur nos plaines…) et les arbres nus qui se balancent en silence dans le vent

Je me mets à sa place à cet instant précis, assise face à l’écran, et quelque part, je comprends son soulagement. Pendant quelques secondes, il va échapper à la monotone litanie paternelle.
En regardant cette scène, je me dis qu’il pense que le vieux birbe est vraiment pénible. Qu’il l’emmerde. Qu’on sait tout ça, merci. D’ailleurs, on y va de ce pas, à Auschwitz. Il l’a remarqué, au moins, le vieux? Puisqu’on est dans ce bus, c’est qu’on va se confronter au “truc”. Au “machin”. Pas besoin d’en rajouter trois louches.

Au moment où le jet d’urine du fils touche la neige, celle-ci se met à fondre soudainement. La couche de glace disparaît et laisse entrevoir un rail de chemin de fer ancien, inutilisé depuis des décennies.

Le fils se met alors à dégager un peu plus le métal avec la pointe de son pied, et au bout du compte, le voilà debout entre deux rails qui vont se perdre dans le lointain, vers le “truc”. Le “machin”. On dirait qu’il vient d’être frappé par la foudre. Peut-être réalise-t-il seulement à cet instant où il se trouve, où il se rend et ce qu’il s’apprête à voir.
Il se tourne alors vers le bus et regarde son père par la fenêtre.
Silence.
Rideau.

On est en 1999, et comme le jeune homme du film, j’ai toute la vie devant moi. J’ai acheté Americana, l’album d’Offspring qui me déchire délicieusement les oreilles. On va bientôt s’emmêler les pinceaux et le porte-monnaie avec l’Euro, nouvelle monnaie unique. Thabo Mbeki succède à Mandela à la tête de l’Afrique du Sud. Aux Etats-Unis, deux adolescents ont mitraillé leurs copains de classe au lycée Columbine, à Littleton. Bill Clinton et son cigare sortent blanchis de l’enquête du Sénat américain.
Franchement, qu’est-ce que j’irais gaspiller mon temps et ma belle jeunesse à retourner un couteau rouillé (et passablement émoussé) dans une plaie qui cicatrise doucement? j’en ai visionné, du Nuit et brouillard, j’en ai avalé, des heures de Claude Lanzmann, des kilomètres de pellicule, j’en ai lu, des Primo Levi et des Paul Celan. J’ai bouffé ma part d’indicible.

Et puis je vois ce film.

Et le vieux père qui répète inlassablement, jusqu’à mettre son môme en colère, me rappelle les voix silencieuses qui, depuis longtemps, me harcèlent tout autant qu’il emmerde son fils avec ses histoires de vieux.
Les voix, et puis les visages, des dizaines de visages parfaitement inconnus qui me regardent depuis l’album bon marché dans lequel j’ai rangé les photos de famille. Et les noms à consonances presque exotiques, sur les vieux papiers à moitié déchirés de mon grand-père.

Alors quoi, ça ne suffit pas, d’avoir visionné Shoah trois fois dans son intégralité?

Apparemment non, me répond ma petite voix intérieure, celle que j’ai parfois envie d’étrangler parce que, contrairement à moi, elle a souvent raison.

Apparemment non.

La petite voix intérieure et moi, on a déjà fait un bon bout de chemin ensemble. Quand elle parle, je fulmine. Mais je l’écoute. Presque toujours.
“Trouve-toi une pelle et creuse, et débrouille-toi pour ne pas perdre ton sens de l’humour en cours de route”, qu’elle m’a dit.

Alors je l’ai fait.

Voyages, d'Emmanuel Finkiel