Innocents dans un bagne

Publié le 07 octobre 2009 par Jlhuss

Pour les Français, le XIXe c’est lui.  Et pour le monde,  la France c’est le romancier des Misérables, le pourfendeur de la tyrannie, de la peine de mort, de toutes les oppressions. “Je n’ai qu’une patrie, disait Hugo, la lumière.”Le 1er juin 1885, un peuple immense se presse aux funérailles de l’homme qui si longtemps lui a prêté sa voix. Et cette voix peut tout dire avec feu :  l’amour et la haine,  la vengeance et le pardon,  la colère et la pitié,  la tristesse et l’espoir, le réel et l’imaginaire, le plein soleil et la bouche d’ombre. Du rocher de Guernesey ou de la tribune des assemblées, la voix de Victor Hugo résonne puissante pour dénoncer les hontes, comme celle de l’exploitation des enfants. (Notre “Totor” ne pouvait pas deviner qu’on les paierait un jour pour qu’ils daignent venir s’instruire à l’école…) Plus d’enfants esclaves en France, en Europe. On veut le croire. Mais ailleurs ?

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre amaigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soi, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue,
Aussi quelle pâleur !  La cendre est sur leur joue,
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : “Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !”
O servitude infâme imposée à l’enfant!
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait - c’est là son fruit le plus certain-
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert de l’enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : “Où va-t-il ? que veut-il ?”
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
O Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux!

Victor Hugo , Mélancholia, dans Les Contemplations, 1838

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