Le cheval de fer

Par Tepepa
George O'Brien
The Iron Horse
1924
John Ford
Avec: George O'Brien, Fred Kohler
George O'Brien est devenu une star grâce à ce film (on le reverra dans Three bad men). John Ford est devenu un grand grâce à ce film. Il y a du budget, il y a du savoir faire, il y a du souffle. Si la patte du réalisateur est encore peu visible dans les oeuvres antérieures ayant survécu jusqu'à nous (By Indian post, Straight shooting, Bucking Broadway), elle est ici omniprésente. Reconstitution soignée, sens du détail, humour bon enfant, foi indéboulonnable en la bonté humaine, sens de l'histoire, you name it.
C'est en voyant ce genre de film que l'on comprend
en quoi certains admirateurs considèrent que le western italien n'est pas du western (sans que cela ne permette de comprendre néanmoins la haine vouée à ce dernier). Les américains se racontent, ils se glorifient. Les artisans de ces films sont en filiation directe pour la plupart avec les hommes dépeints ici (imdb indique par exemple que les cantiniers chinois de l'équipe avaient travaillé sur la construction du chemin de fer transcontinental).
John Ford
en est. Comme ils disent, he belongs. Ce n'est pas tant par le réalisme de la reconstitution que le spectateur est pris, mais par cette sensation que le film fait suite à l'Histoire elle même, par ses racines, par ses équipes, par ses sentiments. Sensation sans doute totalement factice, le film étant plus éloigné dans le temps de l'époque dépeinte que Inglourious Basterds de la seconde guerre mondiale (et qu'on aurait du mal à situer en tant que témoin valable). Mais peu importe, l'essentiel est là, l'âge du film joue en faveur d'une sorte de légitimité morale pour ce film qu'aucun film d'historiens sur la construction de ce chemin de fer ne saurait dépasser.
Fred Kohler, Cyril Chadwick
Mais ce n'est pas vraiment la fière auto-glorification des grands travaux du XIXe siècle qui nous attire ici, ni les discours merveilleux qui remettent les hommes au travail. C'est comme d'habitude, le sens du détail, ce sont ces milliers de figurants, ce sont les marteaux qui tapent sur les clous, les vêtements variés et incroyablement riches de pauvreté, les gueules sales et déformées, les rictus de types qui ont vécu. Le méchant est joué par Fred Kohler, il n'a que deux doigts à la main droite, il a perdu les trois autres dans un accident à la dynamite dans une mine. On n'invente rien, ce gars là est fait pour le rôle, la main dans la poche pour cacher son infirmité, les épaules sous les fourrures, la moustache accentuant le rictus haineux, il est superbe, une caricature à lui tout seul, un vrai méchant de méchant sans subtilité et sans concession.

Une scène dans le saloon retient l'attention. Une belle tension règne pendant que toute une horde de malfrats attendent George O'Brien. Les gueules sont incroyables, le jeu est - muet oblige - singulièrement outré. Et les bagarres ont une tonalité sauvage. Les bagarres du muet ressemblent sans doute plus aux vraies bagarres de la vraie vie que celles hyper sonorisées du cinéma d'aujourd'hui. George O'Brien, malgré son jeune âge, est déchaîné. On n'est pas dans le coup de poing sonore et définitif, on est dans la lutte griffue, la roulade féroce, l'étranglement pour de vrai. Le rendu accéléré fait sourire, mais si on y regarde de plus près, ça ressemble vraiment à de la baston véridique, ces gars là n'ont pas l'air de rigoler. Pour tout ça, on résistera aux conventions habituelles, au pathos victorieux final. On subira l'humour Fordien déjà assez lourdingue à l'époque. On regardera la mise en place de l'histoire dans l'Histoire (Lincoln, Buffalo Bill et Wild Bill Hickock sont de la partie), on sourira poliment à l'épisode du barbier, on appréciera la scène de l'exode, avec cet homme, enterré à la va-vite, et sa femme qui pleure sur sa tombe.
Du grand
cinéma déjà, un peu pompeux déjà, mais si riche et si varié qu'on aurait tort de s'en priver.

PS: On voit les Indiens qui tentent d'arrêter une locomotive en tendant une corde en travers de la voie, et qui se cassent tous la gueule par la suite. C'est sûrement une anecdote historique, mais la scène est là malgré tout pour se foutre de leurs gueules et de leur retard technologique, ce qui est assez marrant quand on pense que L'arrivée du train en gare de la Ciotat avait effrayé les spectateurs européens à peine trente ans plus tôt.