Victor Jacquemont et l'Inde (4/5)

Par Olivia1972

Nous disposons de beaucoup d’écrits sur cette période Punjab du voyage de Victor.

Tout d’abord il y a cette lettre que Jacquemont écrira le 25 avril 1832 au Gouverneur de Pondichéry, M de Meslay (ou de Melay). Dans cette lettre, Victor Jacquemont fait les éloges du Général Jean-François Allard.

« Un sentiment de reconnaissance personnelle et de justice nationale me fait prendre la plume pour vous entretenir d'un compatriote que j'ai trouvé dans une des contrées les plus reculées de l'Inde, où, depuis dix ans, il honore le nom français, et pour solliciter en sa faveur les grâces du gouvernement.

Quelque éloigné que vous soyez, à Pondichéry, de la métropole politique de l'Inde, le nom de M. Allard, j'en suis persuadé, n’a pu vous rester inconnu. M. Allard est cet officier français qui, en 1821, parut à la cour de Lahore, et y reçut du maharadjah Rundjet- Singh le commandement en chef d'une portion considérable des armées sykes, pour les former à la discipline européenne. Depuis dix ans, il remplit ce haut commandement. Son arrivée dans le Pundjâb, l'élévation du poste qu'il y obtint aussitôt, l'influence qu'il y acquit près du maharadjah, furent vues d'abord avec quelque jalousie par le gouvernement anglais, car Rundjet-Singh était dans l'Inde le seul pouvoir qui fût resté debout devant l'empire anglais. Il était le roi parvenu et populaire d'un peuple nouveau, nombreux, fanatique et guerrier. Les souvenirs de la longue et funeste animosité qui avait divisé la France et l'Angleterre n'étaient pas encore oubliés ; M. Allard avait apporté à Lahore le drapeau tricolore, il instruisait à la discipline de nos armées les troupes, jusque- là sans ordre, de Rundjet-Singh. Il réussissait avec un art merveilleux à les y former, à faire obéir ces hordes barbares aux paroles de commandement françaises ; sans doute le cabinet de Calcutta ne le croyait pas venu à Lahore dans des vues amies de la puissance anglaise. Cependant, depuis cette époque; Rundjet-Singh, dont l'alliance avec les Anglais leur paraissait toujours si équivoque, s'est montré religieusement fidèle aux traités qui déterminent les droits des deux empires. Le surcroît de puissance militaire qu'il doit aux services de M. Allard et des autres officiers français, venus depuis dans le Pundjâb, le roi de Lahore ne s'en est prévalu que contre celles des nations voisines dont les Anglais n'avaient pas stipulé l'indépendance. Il a étendu ses conquêtes a tout l'Himalaya depuis les bords du Sutledje jusqu'au Caucase indien. Maître de tout le Pundjâb entre cette rivière et l'Indus, ses armées ont passé ce fleuve et envahi Paishaan, Deïra, Gharu-Khan, et saisi quelques grands débris de la monarchie afghane. »

Et cette longue lettre d’éloges du Général Allard (dont nous faisons grâce à nos lecteurs de l’intégralité) se termine par une requête fort bien rédigée :

« J'ai pensé qu'il se sentirait rapproché de notre patrie s'il en recevait un signe de souvenir. Il est une faveur qui, je crois, le comblerait de joie et qui me paraît être la véritable récompense due par le gouvernement français à sa noble carrière : c'est un grade supérieur dans l'ordre de la Légion d'honneur, auquel il appartient déjà comme simple chevalier.

Persuadé, monsieur le gouverneur, que vous partagerez mon opinion sur les droits de notre compatriote à la bienveillance d'un gouvernement vraiment national, c'est à votre équité et à votre patriotisme que je confie ses titres. J'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien les porter à la connaissance de celui de MM. les ministres dans les attributions duquel il vous semblera que doit tomber la tâche agréable de reconnaître le mérite distingué et modeste de M. Allard. Il ignore entièrement la démarche que je fais : sa modestie me l'interdirait, s'il la savait. J'ose espérer que vous lui accorderez tout votre appui, et, dans cette confiance, le succès m'en paraît assuré.

Veuillez agréer, monsieur le gouverneur, l'expression de la considération très-distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur. »

On comprend mieux l’admiration que Victor porte à Allard en lisant une lettre antérieure de Victor : « Au mois d'août 1830, mes recherches m'avaient conduit, par delà l'Himalaya, sur les confins de la Tartarie chinoise, à trente journées de marche au delà des divers postes anglais dans ces montagnes. C'est là, dans les solitudes désolées du Thibet, où je me sentais isolé du reste du monde et où je m'en croyais oublié, que je reçus de M. Allard le message le plus inespéré; car il y a si peu de relations entre l'Inde anglaise et le Pundjâb, que je ne pouvais même supposer que mon nom lui fût connuMais il l'avait appris; il avait su l'objet de mes voyages, ma nationalité française, mon caractère public ; son patriotisme avait pris aussitôt l'initiative, et il m'écrivait avec une effusion touchante pour m'offrir tous les services que sa haute position à la cour syke pouvait le mettre à même de me rendre, si j'avais le désir de visiter le royaume du Pundjâb. Là-dessus, je commençai les démarches dont, quelques mois plus tard, après avoir achevé mes laborieuses recherches au Thibet et dans l'Himalaya indien, je recueillis le fruit, lorsque je reçus, à Loodianah, du roi de Lahore l'invitation de visiter ses États et la promesse d'une honorable hospitalité. »

Plus loin dans cette même lettre il ajoute : « M. Allard a dans le Pundjâb la célébrité que M. de Boigne avait dans l'Inde, il y a quarante ans. Mais M. de Boigne amassa des trésors immenses et les emporta en Europe, où ils donnèrent la mesure du pouvoir qu'il avait exercé dans ces contrées, et M. Allard, avec les mêmes occasions d'amasser de grandes richesses, est resté pauvre, et, s'il retourne en France, sa pauvreté l'y laissera obscur et inconnu. Elle est cependant un de ses titres les plus honorables, et le nom français serait moins respecté dans le Pundjâb, s'il avait choisi de devenir riche. Le roi, qui apprécie la valeur de ses services, les paye avec une munificence extreme ; mais la bienfaisance de M. Allard est encore plus grande que la générosité de Rundjet-Singh : il pensionne les blessés, les veuves, les orphelins des troupes qu'il commande, et secourt les malheureux qui ont encouru, sans la mériter, la disgrâce du prince. C'est ainsi qu'il reste pauvre.

Sa réputation a passé depuis longtemps du Pundjâb dans l'Inde; les officiers anglais n'y parlent de lui qu'avec le plus grand respect pour son caractère, et, depuis quelques années que Rundjet-Singh est regardé plutôt comme un allié que comme un rival de leur nation, cette haute considération que je leur ai entendu exprimer pour M. Allard est mêlée d'un juste sentiment de bienveillance. »


A SUIVRE