Le Conseil d’Etat s’apprêterait à abandonner la jurisprudence “Cohn-Bendit”

Publié le 21 octobre 2009 par Combatsdh

L’affaire “Perreux”, présidente du syndicat de la magistrature, va-t-elle remplacer le mythique arrêt “Cohn-Bendit” dans la prochaine édition des Grands arrêts de la jurisprudence administrative?

Ce n’est pas impossible car dans des conclusions prononcées le 16 octobre 2009 devant l’Assemblée - la formation la plus élevée du Conseil d’Etat - le rapporteur public Mathias Guyomar a proposé d’abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit (CE, Ass., 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit, n° 11604 ) sur l’absence d’effet direct d’une directive communautaire lorsqu’elle est invoquée contre une décision individuelle.

Rappelons en effet que l’ancien leader de mai 1968 avait, 10 ans après son expulsion, demandé l’abrogation de l’arrêté minsitériel d’expulsion. Essuyant un refus du ministre de l’Intérieur, il avait déféré au juge administratif le refus d’abrogation en l’estimant contraire à la directive communautaire du 25 février 1964 sur la libre circulation des ressortissants communautaires.

Dans sa décision le Conseil d’Etat avait alors jugé que

“les directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel”.

Le Conseil d’Etat n’a depuis jamais renoncé à cette jurisprudence (pour une application récente, CE 28 décembre 2005, Syndicat d’agglomération nouvelle ouest Provence, n° 277128 , à publier au Lebon).

Il en a néanmoins considérablement atténué la portée en reconnaissant la possibilité d’invoquer par la voie de l’exception la contrariété à une directive suffisamment précise de dispositions de droit interne qui servent de fondement à l’acte individuel - y compris si l’incompatibilité résulte d’une loi ne comportant par la disposition exigée par la directive (CE, Ass., 30 octobre 1996, Cabinet Revert et Badelon, n° 45126) et même si s’interpose un “règle nationale applicable”, c’est-à-dire la jurisprudence administrative  (CE, Ass, 6 février 1998, Tête, n° 138777).

Or, selon nos informations, dans l’affaire “Perreux”, le Rapporteur public aurait conclu à l’abandon, dans certains cas de figure (dispositions inconditionnelles et précises) de la jurisprudence Cohn-Bendit.

Il serait question en l’espèce de l’article 10 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de traval.

La jurisprudence Cohn-Bendit apparaît depuis longtemps comme peu compatible avec les exigences de la jurisprudence de la CJCE sur “l’effet utile” des directives (CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn, n° 71/74 ;
CJCE, 5 avril 1979, Ratti, n° 148/78). Ainsi par exemple la CJCE a jugé que l’article 6 de la directive de 1964, celui-là même qu’invoquait Daniel Cohn-Bendit, avait un effet direct (CJCE 16 déc. 1974, Rutili).

Comme le note Paul Cassia, la possibilité pour les directives d’avoir un effet direct a été reconnue non seulement par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 30 mai 2005, Bosphorus c/ Turquie, § 93) mais également par le Conseil constitutionnel, qui a considéré que certaines directives pouvaient comporter des « dispositions inconditionnelles et précises » (Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 9).

v. Paul Cassia, “Abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit ?”, AJDA 2006 p. 281

Un mode d’emploi du partage de la charge de la preuve en cas de discrimination par l’administration

Mais l’intérêt de ce futur grand arrêt d’Assemblée “Emmanuelle Perreux” ne s’arrête pas là.

Rappelons que dans cette affaire, saisie par le Syndicat de la magistrature, la HALDE a reconnu une discrimination syndicale lors du recrutement de chargés de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature par trois délibérations en date du 15 septembre 2008 (reproduites ici ).

La HALDE relevait que le choix du ministre d’écarter ces candidatures laisse présumer l’existence d’une discrimination en raison des responsabilités syndicales exercées, « dont il n’est pas contesté qu’elles aient été connues de la Chancellerie à la date du rejet des candidatures ».

v. Eolas, “Nobody does it better…“, Journal d’un avocat, 29 septembre 2008.

Sur le fond, l’Assemblée du Conseil d’Etat, si elle suit les conclusions de son rapporteur public, ne suivrait pas les observations présentées par la HALDE et rejetterait le caractère discriminatoire du recrutement.

En revanche, elle saisirait l’occasion pour définir, à l’intention des juridictions administratives, le mode d’emploi de l’aménagement de la charge de la preuve lorsqu’il est soutenu qu’une décision administrative est discriminatoire, en application de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 ou de l’article 6 du titre I du statut général des fonctionnaires.

Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature

Conclusions du 16 octobre 2009, Mathias Guyomar, rapporteur public, sur Conseil d’Etat N° 298348 : Mlle Perreux.

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v. notamment

  • Christophe Belleuvre, “Emmanuelle Perreux saisit le Conseil d’Etat “, 15 octobre 2009