Auteurs BD : interview de Doug Headline et Max Cabanes

Par Manuel Picaud

Fils de Jean-Patrick Manchette, Doug Headline (photo à gauche © Manuel Picaud / auracan.com) réalise une carrière multimédia dans la presse, le cinéma, la télévision et … la bande dessinée. Journaliste à Métal Hurlant, Charlie Hebdo, Actuel, Libération, Rock & Folk, il a créé ensuite la revue Starfix sur le cinéma, écrit plusieurs scénarii de bandes dessinées et réalisé des documentaires pour la télévision, des courts-métrages et des films. Lorsque José-Louis Bocquet, directeur éditorial de la prestigieuse collection Aire libre chez Dupuis lui demande quel roman de son père pourrait être encore adapté en bande dessinée, il pense naturellement au roman inachevé la Princesse du Sang dont plusieurs tentatives d’adaptation au cinéma ont échoué. Il accepte donc le projet sous réserve de convaincre Max Cabanes (photo à droite © Manuel Picaud / auracan.com). Pour Auracan.com, les deux auteurs racontent cette genèse et commentent la présence rare d’un protagoniste homosexuel dans le 9e art. Comme toujours, en voici un extrait avec des illustrations inédites.
Est-il difficile de présenter un personnage homosexuel en BD ?
Doug Headline : Nous ne nous sommes pas vraiment posé la question. Nous avons pris les personnages tels qu’ils existaient dans le roman. Messenger est le pivot de cette histoire, un personnage complexe, ni blanc ni noir mais dans le gris. Il a une façon de vivre son homosexualité tellement discrète - et qui passe par le biais du camouflage, car il fait passer Ivy pour sa protégée ou pour sa jeune maîtresse - que ça lui permet de cacher ses penchants homosexuels. Cette description d'une position inconfortable à l’intérieur de la société en fait déjà un individu soumis aux compromis puisqu'il vit une mascarade. Mais est-il vraiment homosexuel ? Pourquoi pas bisexuel, puisqu’il s’intéresse quand même à la petite Ivy d’une manière très proche, même s’ils n’ont pas de rapports charnels ? Messenger est un personnage ambivalent et ambigu, jamais totalement homo, ni hétéro, ni complètement dans un camp, ni dans un autre. Le but n’était pas de déclarer qu’on allait avoir un héros homosexuel. C’est très bien qu’il le soit. Heureusement qu’on peut avoir un héros comme lui, en bande dessinée. De la même manière on peut se demander si Ivy est hétérosexuelle. Visiblement elle est asexuée. Elle repousse les avances de Maurer. Elle dit qu’elle n’a pas couché avec un mec depuis un an, que "les mecs l’emmerdent et les bonnes femmes aussi". Tous ces personnages sont très entre-deux… Je ne sais pas si la sexualité est l’une de leurs préoccupations. Je pense que leur moteur n’est pas le sexe, ni l’argent d’ailleurs. Ils fonctionnent différemment.

En même temps, on n’est pas ici dans la BD asexuée des années 50
Max Cabanes : Ils ont en effet des propos qui n’ont pas de tabou sur le sexe. Ça se sent dans le texte. Je vois plutôt cela comme une lassitude. Ivy est en jachère sexuelle. Je pense que Manchette n’est pas dans la dénonciation d’une certaine homophobie. Il ne veut pas imposer sa vision de la société et du monde directement aux gens. Il est simplement sans tabou et donc montre les choses très simplement. En fait Messenger est un personnage très riche, notamment dans sa relation avec Ivy enfant. Quand il a cette altercation avec Ivy môme... Elle essaye de le faire chanter lui, qui n’est pas n’importe qui avec sa culture, sa prestance, etc. Au lieu d’être magnanime avec une môme, il la traite comme une adulte et lui adresse une volée de bois vert. C’est terrible ce qu‘il lui dit à ce moment là. Quand il dit « je ne veux pas trinquer avec une imbécile ». Qui dirait cela à un enfant ? C’est vraiment très finement observé.
Doug Headline : D’ailleurs, l’équilibre entre Lajos et Messenger s'est sans doute inspiré d’un couple de copains homos de mon père, qui avaient la même différence d’âge, des rapports qu’on ne sentait pas tant dans le charnel mais beaucoup plus dans l’affectif. Je crois qu’il s’est un peu appuyé là-dessus. Cela dit, dans cette histoire où le monde est très désordonné, monte un temps vers la révolution avant qu’il ne retombe bientôt dans la répression morale et sociale, c’est intéressant de donner comme héros des personnages qui sont dans l’entre-deux mais qui ne sont pas des marginaux. La figure de Maurer est intéressante aussi. Une espèce de chevalier errant. Pas forcément du bon côté, mais plutôt un brave type. Finalement, les personnages sont ici tous dans le compromis. Même Ivy, qui a eu sa rédemption grâce à Messenger. La première scène où elle apparaît enfant ne la montre pas comme une personne très sympathique. Elle est attachante mais irritante, comme savent l'être les enfants. Mais heureusement pour elle, elle tombe sur Messenger qui va l’élever. Oui, ce sont des personnages assez intéressants parce qu’ils sont compliqués. Et encore, nous avons un peu héroïsé Messenger, en le rendant un peu plus positif dans la BD qu’il ne l’est dans le roman. Je trouve que c’est un personnage superbe qui méritait une mise en valeur._________________________
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en octobre 2009
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extraits
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Remerciements à Sylvie Duvelleroy