Main basse sur l’édition scientifique en France

Publié le 02 novembre 2009 par Infoguerre

Jadis leader dans le domaine de l’édition scientifique, les éditions Masson représentent un cas d’école en matière d’échec dans la préservation d’un patrimoine culturel majeur pour la France. Cette maison d’édition qui reproduisait jadis les ouvrages des meilleurs médecins de l’école de médecine française est aujourd’hui menacée par Elsevier, une multinationale étrangère qui « mondialise » à sa manière les acquis de la culture scientifique mondiale. Sous prétexte de rentabiliser la production, Elsevier adapte le fonctionnement de ses filiales à son busines model mondial qui repose qui une délocalisation d’un certain nombre de services, la rationalisation de son système de gestion des auteurs, et la perte de spécificité des ouvrages et de leurs racines culturelles.

L’abandon

Le déclin de l’édition médicale française s’est accentué à la suite de l’importante vague de fusions-acquisitions dans le secteur des éditions scientifiques. En 2002, VIVENDI UNIVERSAL cède son consortium financier MEDIMEDIA aux fonds d'investissement CINVEN, CARLYLE et APAX. En 2004, MEDIMEDIA cède au groupe britannique UNITED BUSINESS MEDIA ses journaux médicaux français « Le Quotidien du médecin », « Le Généraliste » et « Le Quotidien du Pharmacien », premiers titres français de la presse professionnelle médicale ainsi que les éditions VIDAL, spécialisées dans la santé. En 2005, MEDIMEDIA revend les Editions MASSON au groupe d’éditions professionnelles britannico-néerlandais REED ELSEVIER, leader mondial dans le secteur des sciences et du médical. Selon l’accord passé, la marque Masson ne doit pas disparaître. ELSEVIER MASSON SAS devient ainsi l'éditeur francophone médical et paramédical de référence (édition, formation, publication). Spécialisées dans l'édition de livres de formations et la publication de revues de biologie, médicales et paramédicales, les éditions MASSON offrent à REED ELSEVIER, précurseur dans l’économie numérique, un enrichissement notable du contenu éditorial de sa plate-forme « Science Direct », service extrêmement profitable dédié aux bibliothèques de recherche et universitaires sur souscription. Le service Science Direct offre aujourd’hui un accès à près de 2500 revues scientifiques, 9 millions d’articles et 6000 livres. A travers son équipe de 300 collaborateurs et ses nombreux contributeurs extérieurs, ELSEVIER MASSON SAS se veut contributeur significatif du rayonnement de la pensée scientifique et médicale française, publiant plus de 120 revues, 78 traités d’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC), et éditant 220 nouveaux livres par an.  

La spoliation

Pour autant, le rachat des Editions MASSON par un groupe britannico-néerlandais pose plusieurs questions. Comment expliquer que cette société, qui était parmi les premières au monde dans son secteur il y a une décennie, ait totalement disparu au sein de ce groupe britannico-néerlandais (220 livres édités par an en langue française versus les 6000 édités par le groupe) ? Les vagues de fusions-acquisitions observées dans le secteur de l’édition médicale ne reflètent-elles pas une dépossession des outils de production du savoir, l’abandon à des investisseurs étrangers de pans entiers du savoir scientifique et médical français de premier plan, voire l’action délibérée et hostile de groupes multinationaux sur le milieu médical français, mondialement réputé et dont les prises de position ont souvent été remarquées pour leur originalité ?

Ce qui arrive aux éditions Masson est le résultat d’une succession de défaites accumulées par la France dans le domaine de la compétition en matière de connaissance scientifique.  La première bataille décisive perdue par la France date de l’après guerre. Elle résulte du déclin de l’Europe après la seconde guerre mondiale. Profitant de cette opportunité, les Etats-Unis se sont substitués à l’Europe dans le processus de validation de la recherche mondiale (prise du pouvoir par les revues scientifiques anglo-saxonnes, domination linguistique,  maîtrise des réseaux internationaux de scientifiques). La seconde bataille perdue est le fruit de l’incapacité des gouvernements français à concevoir une riposte pour préserver l’acquis et reprendre l’initiative sur un terrain qui apparaît de plus en plus vital dans le développement des économies modernes. La carence de pilotage stratégique de l’économie de la connaissance d’origine française à des groupes privés comme Hachette apparait aujourd’hui comme une aberration. Enfermés dans des dynamiques de marché découplées des intérêts de puissance, ces groupes ne représentant pas une alternative au rouleau compresseur anglo-saxon et demain asiatique. Les enjeux sont pourtant énormes : préservation de l’école scientifique française dans les secteurs clés que sont la médecine ainsi que d’autres disciplines scientifiques majeures. 

La lobotomie

Dans ce dossier, les syndicats portent aussi une responsabilité accablante d’absence de pensée stratégique. Les directions syndicales sont engluées dans des visions numériques de conflits et mesurent sur le niveau de leur implication dans les conflits sociaux en fonction du nombre de salariés à défendre et de l’importance industrielle des secteurs touchés par les vagues de licenciement. Ils ont perdu tout sens de la mesure de l’importance de combats essentiels sur la préservation du patrimoine français nécessaire à la relance de l’économie dans les domaines touchant la vie des salariés comme la santé publique. Au lieu de combattre en soulignant les carences flagrantes des multinationales qui industrialisent le savoir scientifique au profit de puissances étrangères, les syndicats se rabattent sur la négociation de primes au départ.

En apparence, la disparition des éditions Masson, absorbées par la multinationale Elsevier, est a priori un non-évènement. Aucune incidence électorale pour le politique, aucun effet sur les rapports de force aux élections syndicales. Sur le fond, il s’agit d’une défaite particulièrement symbolique de la troisième vague de repli dans la compétition autour du contrôle mondial de la production de connaissance. 

Marc Elhias et Jérôme Taillandier