Les Frahans, maçons de Samoëns et de la haute vallée du Giffre, un livre de Mickaël Meynet.

Par Jean-Michel Mathonière

En ce jour de fête des Quatre Couronnés, saints patrons de nombreuses confréries de tailleurs de pierre et de maçons en Europe, un compte rendu d'ouvrage touchant à ce sujet ne peut mieux les honorer…

Il y avait longtemps que l'on attendait la publication d'un ouvrage dédié aux « Frahans », ces maçons et tailleurs de pierre de Samoëns (Haute-Savoie) et de la haute vallée du Giffre. J'avais pour ma part découvert leur existence à l'occasion d'une conférence donnée à Paris au début des années 80 par un spécialiste local du sujet, Claude Castor (décédé en 2008). Depuis, j'avais toujours espoir d'avoir un jour l'occasion d'approfondir cette question qui m'avait immédiatement semblée du plus haut intérêt quant à l'histoire des sociétés de tailleurs de pierre, qu'elles soient ou non « compagnonniques » (au sens plus ou moins précis que l'on voudra bien donner à ce terme).

De prime abord, ce que j'avais alors entrevu de leur emblématique à la fin du XIXe siècle, principalement représentée sur des monuments funéraires, m'avait vivement interpellé : équerre et compas entrecroisés, roses et couronnes florales… Cela tenait tout à la fois de la franc-maçonnerie et du compagnonnage (plutôt germanique, d'ailleurs, que français, comme nous le verrons plus loin). Mais pourtant, rien de ce que je connaissais alors de la littérature compagnonnique ne faisait état de ces « Frahans » — terme par lequel se désignaient ces tailleurs de pierre en « mourmé », argot dont ils se servaient.

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Bien que de format modeste et destiné davantage au grand public qu'aux spécialistes, l'ouvrage que vient de leur consacrer Mickaël Meynet vient donc combler une lacune. Il nous conte l'histoire de ces migrants saisonniers du XIVe siècle à 1914, la Grande Guerre marquant, là-aussi, la fin ou le déclin irréversible d'un monde.

Il semblerait que la tradition des Frahans ne remonte guère au-delà du XIVe siècle et il faut en fait attendre le début du XVe pour repérer la trace de ces maçons migrants dans les registres comptables savoyards. Avec pertinence, l'auteur souligne tout au long des périodes étudiées l'importance de l'interaction du contexte économique (et aussi climatique) avec cette migration saisonnière. En effet, durant le Moyen Âge, les habitants de Samoëns et du Haut-Giffre subsistaient péniblement d'une agriculture montagnarde et d'un peu d'élevage, et il leur était donc devenu indispensable d'aller chercher un complément de revenus dans la basse vallée, puis de plus en plus loin. C'était au demeurant le cas de bien des zones montagneuses et, au fil des siècles, leurs habitants se spécialisèrent professionnellement. Ainsi, nous conservons tous en mémoire le cliché du petit ramoneur savoyard, qui était en général originaire de la Tarentaise ou de la Maurienne. Et, comme l'a relevé M. Meynet, dès le XIVe siècle, on a l'attestation que « des groupes compacts d'ouvriers du bâtiment quittaient les hautes vallées du Tessin et portaient leur savoir-faire à travers l'Allemagne, l'Italie et jusqu'en Espagne. »

Au demeurant, il semble que les premières générations migratoires de Frahans n'étaient guère composées d'artisans d'élite et que la tradition de la pierre n'était donc alors guère ancienne à Samoëns, région plutôt portée sur la charpenterie. Mais, au fil des chantiers de plus en plus lointains et prestigieux, leur compétence professionnelle deviendra très grande. Certains s'établiront dans d'autres régions, notamment en Franche-Comté à Besançon, et deviendront d'importants et riches entrepreneurs travaillant pour les fortifications de Vauban. On soulignera plus particulièrement que leur présence sur le chantier du Mont-Dauphin est bien documentée.

Au XVIIe siècle, période de suspicion religieuse exacerbée, nos maîtres-maçons de Samoëns subissent les exigences du clergé savoyard. C'est que l'Église craignait que ces travailleurs migrants, qui allaient et venaient continuellement vers Genève et l'Allemagne, n'abandonnent la foi catholique et propagent l'esprit de la Réforme. Mais bien que, justement, profondément catholiques, nos maîtres-maçons de Samoëns refusèrent de constituer une confrérie qui aurait été directement placée sous le regard de leur collégiale. Ils en créèrent donc une première, en 1626, sous le patronage de saint Simprorien, mais prirent soin de l'installer dans la chapelle d'un hameau d'altitude, d'un accès difficile ! Le clergé poursuivant ses pressions et ses menaces, en 1645, les ouvriers tailleurs de pierre acceptèrent de se ranger sous l'autorité de l'Église et créèrent une seconde confrérie, à Samoëns, sous le vocable de Saint-Clair. Puis finalement, en 1659, les maîtres-maçons suivirent le même chemin et se transportèrent en l'église collégiale de Samoëns, créant de fait une nouvelle confrérie, qui se plaça sous le patronage des Quatre Couronnés, suivant en cela l'exemple le plus commun en Europe et plus particulièrement dans les territoires placés sous l'influence du Saint-Empire Romain Germanique. Cette nouvelle confrérie était alors réservée aux maîtres-maçons (entendons les patrons, qu'ils soient tailleurs de pierre — sens ancien du terme « maçon » — ou entrepreneurs en bâtiment — au sens plus général) et fermée aux simples ouvriers.

On notera au passage que ce phénomène de création de confrérie sous la pression du clergé dans le cadre de la Contre-Réforme, semble-t-il bien attestée en Savoie, mériterait sans doute d'être étudié et transposé en tout ou partie pour ce qui concerne la naissance de certains usages dans une partie des compagnonnages français, en prolongement de la fameuse Résolution de la Sorbonne de 1655. Ainsi, dans une telle perspective, la naissance du pèlerinage d'une partie des corps du Devoir à la Sainte-Baume pourrait être lue comme une forme de gage formel de catholicité pour racheter, en quelque sorte, les « pratiques impies, sacrilèges et superstitieuses » qu'avaient dénoncées les docteurs de la Sorbonne à l'instigation des confrères du Saint-Sacrement, fers de lance de la Contre-Réforme à cette époque, stigmatisant au passage le fait que, chez les selliers, des Catholiques étaient reçus Compagnons du Devoir par des Protestants, et vice-versa — sans que l'on sache très bien quelle était la part dans cette accusation, du réel et du fantasme.

Cet esprit d'indépendance des Frahans vis-à-vis du clergé, on le retrouvera au XIXe siècle, la Société des Maçons (nom pris après la suppression des confréries durant la Révolution) se laïcisant franchement à partir de 1850 et véhiculant ouvertement des idées républicaines. M. Meynet montre que cela est consécutif, d'une part, à la création en 1830 d'une école de dessin donnant des cours gratuits de coupe des pierres et de dessin d'architecture aux jeunes de la région, et, d'autre part, à la présence à Samoëns de nombreux opposants au régime Sarde, proches de Mazzini et parmi lesquels étaient des francs-maçons. La réaction du clergé local à cette laïcisation ne se fit pas attendre : en représailles, deux ans plus tard, la messe dite en l'honneur des Quatre Couronnés était purement et simplement supprimée ! La Société des Maçons poursuivit dès lors son chemin propre et lorsqu'en décembre 1854, les sociétaires décidèrent l'acquisition d'un drapeau et d'un drap mortuaire (on peut supposer que c'est pour remplacer les ornements de la confrérie), ils firent orner ce drapeau du compas, de l'équerre et du fil à plomb entrelacés sur fond de croix de Savoie. Dans la foulée, ils créent également une société de secours mutuels et une société philanthropique.

La question des liens éventuels entre les Frahans et les compagnonnages français n'est qu'à peine effleurée par Mickaël Meynet, sans doute faute de sources archivistiques locales lui permettant de la poser explicitement — pourtant, les territoires français faisant du XVIIe au XIXe siècle partie de l'aire migratoire des Frahans, Franche-Comté et Lyon notamment, obligent à formuler l'hypothèse de rapports avec les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre (de mémoire, il existe d'ailleurs des documents permettant de l'affirmer, sans que ce soit nécessairement des liens d'ordre compagnonnique). Il souligne en revanche le fait qu'il y a probablement à l'origine des liens à rechercher du côté des Compagnons tailleurs de pierre germaniques (les maçons de Samoëns rayonnaient beaucoup sur Genève et l'Allemagne), hypothèse à laquelle je souscris totalement et qui mériterait d'être développée en s'appuyant sur des éléments concrets. Je pense par exemple à un pont précis, celui des couronnes florales, un élément présent dans la symbolique funéraire des Frahans et aussi dans l'emblématique de la Bauhütte germanique, ainsi que je l'ai noté dans Le Serpent compatissant et dans ma conférence sur les Compagnons tailleurs de pierre germaniques parue dans le volume 5 des Fragments d'histoire du Compagnonnage.

Les anges architectes de la Bauhütte. Dessin de Friedrich Hoffstadt, 1840.

En conclusion, Mickaël Meynet a réalisé un livre stimulant dont on espère qu'il est l'ébauche d'un travail plus important, avec une iconographie plus abondante ainsi que l'édition d'une partie des sources archivistiques savoyardes touchant à ce sujet.

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Mickaël Meynet : Les Frahans, maçons de Samoëns et de la haute vallée du Giffre.
Format 15 x 21 cm, 200 pages.

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