Zero (automne/hivers 1980).

Publié le 26 octobre 2009 par Minisym

Moondog en Europe

(avec une profonde affection pour Urban Gwerder « space cowboy »,
quelque part dans les montagnes suisses)

« Pour la plupart des passants, il ressemble à un mendiant au coin de la rue, mais pour moi, il est tout sauf ça, il a quelque chose de spécial lorsqu’il s’assoit et joue des percussions. Je n’ai jamais entendu un rythme pareil. C’est ça Moondog, un son hors du commun. » (Terry Cox, batteur de « Pentangle »).

Lors de notre soirée autour du tourne-disque, pendant l’été 69, un de mes amis revenu de New York avait amené « l’album rock » le plus particulier dans l’histoire du disque jusqu’à maintenant : Moondog de Columbia Records. Nous étions fascinés non seulement par l’apparence de Moondog sur la pochette de l’album, mais aussi et surtout parce que c’était, pour la plupart d’entre nous, notre première rencontre avec la musique classique. On se demandait qui était donc cet « hippie » et les informations sur la jaquette (telles des légendes d’une époque lointaine) nous ont donné la réponse : Louis Hardin, né à Marysville, Kansas, le 26 mai 1916. Son père était prédicateur itinérant. Tous les jours, Louis allait pêcher et chasser, allait en cheval à l’école, se baladait parmi les Indiens avec qui son père entretenait des relations commerciales (il possédait une petite épicerie à Fort Bridger) ; ainsi, il a côtoyé très tôt les autochtones d’Amérique. Il a même été autorisé à jouer du tambour pour rythmer la danse de la pluie. En 1929, sa famille déménage pour Hurley, dans le Missouri. A 16 ans, il perd la vue à la suite de l’explosion d’une capsule de dynamite. En 1933, il se rend dans une école pour aveugles, dans le Missouri, où il apprend le braille. C’est à travers la lecture d’un livre de musique qu’il souhaite embrasser la carrière de compositeur. Il commence alors à étudier le violon, la viole, le piano, l’harmonium et le chant. Mais ce qui lui tient le plus à cœur dans la musique, il va l’apprendre tout seul. Il entraine son oreille de telle sorte qu’il est en mesure d’écrire de la musique sans même avoir eu à l’écouter jouer auparavant. Louis reçoit une bourse pour étudier la musique à Memphis, mais il va à New York en 1943 et se voit obtenir la permission d’assister aux répétitions de l’orchestre grâce à Arthur Rodzinski, l’ancien dirigeant de l’orchestre philharmonique de New York. A l’époque, l’assistant n’est autre que Leonhard Bernstein. Par l’intermédiaire de ce dernier, Moondog rencontre Toscanini. En 1947, Louis Hardin s’invente le surnom de « Moondog », en mémoire de son chien préféré qui aboyait toujours après la lune. Lui-même se dit être un « Européen en exil » ; une jambe dans le passé classique, avec ses compositeurs favoris tels que Bach, Mozart, Wagner, Beethoven, Brahms, etc., et l’autre dans l’avant-garde, en ce qui concerne son jeu de percussion. Toutefois, il se plait à se décrire comme le « Rebell against the Rebells » : il s’oppose radicalement à la musique atonale, polytonale et électronique.

Suite à la perte de la vue, Moondog a très tôt été amené à douter de l’existence d’un dieu. Il commence alors à se pencher sur la mythologie germanique, lit l’Edda et se coud lui-même des vêtements de viking, qui, à l’époque, étaient considérés comme « civilisés ». Habillé ainsi, avec son javelot et son casque, il devient le symbole de la 6th Avenue à New York, où il vient tous les jours pour y vendre ses poèmes, discuter avec les passants et jouer des instruments qu’il a lui-même inventés ; principalement des instruments de percussion aux rythmes époustouflants comme la trimba, le hüs, l’od, le yukh, le tuji etc. Pendant presque 30 ans, la rue est son chez-soi, il y rencontre des personnes telles que Lenny Bruce, Charlie Parker, Marlon Brando, Duke Ellington, etc., et s’en inspire pour composer.

Au printemps 1974, à l’occasion d’un concert d’orgue dans l’église de Peterskirche à Weinheim, il se rend en Allemagne. L’organiste Paul Jordan présente les œuvres composées par Moondog au public : il est étonné. La radio de Hesse organisa un concert de funk avec la musique de Moondog, mais malheureusement, en RFA, les gens finirent par perdre tout intérêt pour ses œuvres et effets.

Dans une vieille édition du magazine de musique allemand Sounds, on pouvait lire que Moondog aurait dû faire face à de nombreuses difficultés de séjour en RFA car il ne recevait plus aucune proposition de scène. A plusieurs reprises, j’ai éprouvé l’envie de le rencontrer en personne, j’avais alors écrit à toutes les adresses qu’on m’avait communiquées. Quelques semaines plus tard, Moondog se tenait devant la porte de notre appartement. Il était venu de Hambourg. Je préfère maintenant lui laisser la parole :

Tom : Louis, tu te dis être un « Européen en exil ». Comment le ressens-tu aujourd’hui, après avoir déjà vécu 5 ans en RFA ?

Moondog : Aujourd’hui, je suis un « Américain en exil » (rires). J’aime les Européens. Il est possible que je fasse une tournée aux USA, mais il n’y a encore rien de fixé.

Tom : Lorsque tu étais à New York, as-tu rencontré d’autres artistes comme par exemple des écrivains, des acteurs, des musiciens ?

Moondog : J’ai joué dans un club avec Lenny Bruce, mais pas pendant le même concert. Qu’est-ce qu’il devient ?

Tom : Il est mort depuis presque 15 ans ! (visage étonné de Moondog)

Moondog : Je connaissais vaguement la femme de Lord Buckley (ndlr : Lord Buckley était l’ancêtre du hip-hop mais également un original, une grande gueule et un comédien par conviction tout au long de sa vie). J’ai rencontré Duke Ellington, Toscanini, Charly Parker, Marlon Brando et bien d’autres encore dans les rues de New York. Ma meilleure rencontre fut celle avec Arthur Rodzinski, il ne m’a pas seulement invité aux répétitions du symphoniste new-yorkais, il m’a aussi proposé de vivre dans sa ferme, à l’extérieur de New York. Mais j’ai refusé. New York était si nouveau pour moi, je n’avais aucune envie de vivre à la campagne, même si j’aurais sûrement eu plus de temps pour composer là-bas.

Tom : As-tu déjà eu l’occasion de jouer avec un des anciens grands noms du jazz ?

Moondog : Non.

Tom : T’es-tu souvent produit à New York ?

Moondog : Pas très souvent, bien que quelques uns des concerts ont été diffusés ou enregistrés à la radio. A cette époque, je n’avais pas grand chose à proposer, j’avais juste mon tambour, et aucun groupe qui pouvait m’accompagner. Composer me suffisait. C’est vachement dur de maintenir un groupe soudé et de le payer quand on a aucune proposition de scène. Et si tu n’as pas de groupe, tu ne reçois aucune proposition. C’est un cercle vicieux.

Tom : Comment s’était déroulé « Moondog and his Honking Geese » et qui jouait avec toi ? Pour ma part, c’est un des meilleurs albums que tu aies fait !

Moondog : J’avais loué les musiciens et je les avais moi-même payé. J’étais accompagné d’un certain Kayne, de Denny Banks au saxophone baryton et Samuell Ulano aux percussions. Je n’arrive vraiment plus à me souvenir des autres musiciens. C’est plus de la musique orientée vers le jazz. Un morceau est plutôt latino et ressemble à de la rumba, en revanche un autre a un caractère plus oriental.

Tom : Pour moi, tout ça sonne très « mythologie », j’imagine des nains qui fêtent un rite magique dans leur grotte, ça pourrait être dédié aux hobbits !

Moondog : Oui, exactement ! (rires)

Tom : As-tu dans l’idée de rendre cet album à nouveau accessible au public ?

Moondog : Non, la qualité est trop mauvaise, mais nous pourrions le ré-enregistrer.

Tom : Comment expliques-tu le fait que ta musique ait été si variée entre 1950 et 1980 ? Tu as commencé par du jazz, tu es ensuite passé à des œuvres orchestrales et maintenant, tu composes de la musique pour piano et orgue.

Moondog : Dans les années 50, j’avais déjà commencé à composer pour de l’orgue d’église. Depuis mon enfance, j’ai toujours adoré toucher à tous les vieux instruments de musique et composer quelque chose pour chacun. Quand tu composes des morceaux pour orgue d’église, l’instrument seul possède déjà un son classique. Mais c’est vrai, j’ai toujours eu – et aujourd’hui encore – une préférence pour la musique classique par rapport au jazz.

Tom : D’où te vient cet intérêt pour le jazz ?

Moondog : De New York bien sûr ! On ne peut pas passer à côté de ça là-bas. Mais je me vois beaucoup plus comme un compositeur classique. Je composais des morceaux de jazz uniquement pour voir comment je m’y prenais avec du matériel recommandé pour ce genre de musique.

Tom : Tu portes le surnom « The Bridge ». Ce fut étonnant pour moi d’apprendre comment tu parvenais à remplir cette fonction de pont entre le vieux monde et le nouveau, ou en d’autres termes, comment tu parvenais à conjuguer musique classique et jazz. D’après ce que j’ai moi-même vécu, je peux affirmer que cela a conduit de nombreuses jeunes personnes à écouter pour la première fois de la musique classique, et à s’y intéresser de plus près. Pourquoi, aujourd’hui, n’écris-tu plus de choses ? Ou peut-être es-tu en train d’en enregistrer un ?

Moondog : Actuellement, ce ne serait pas un problème pour moi d’en faire un, mais je veux à nouveau insister sur le fait que je privilégie la musique classique.

Tom : Ton père était un prédicateur dans une réserve indienne, as-tu également grandi là-bas ?

Moondog : Je m’y rendais en été à l’occasion, mais j’ai surtout grandi dans des ranchs.

Tom : Donc j’imagine que tu y as croisé des Indiens, que tu as vécu avec eux et que tu as écouté leur musique ? Celle-ci a t-elle influencé ta manière de jouer des percussions ?

Moondog : Oui, je pense que oui.

Tom : Et au niveau spirituel, tu en es où ? Je sais que tu t’intéresses beaucoup à la mythologie germanique et que tu lis l’Edda.

Moondog : Oui, c’est exact. J’ai commencé à m’y intéresser dans les années 50.

Tom : Comment cela t’est-il venu ?

Moondog : J’ai toujours été passionné par l’histoire ; à la bibliothèque pour aveugles, je lisais principalement des œuvres historiques. D’ailleurs, beaucoup traitaient de l’histoire de l’Europe. Un jour, j’ai lu des livres où était mentionnée l’Edda. A partir de ce moment-là, je me suis penché sur cet ouvrage, parce que cela m’intéressait beaucoup.

Tom : Qu’est-ce qui t’intéressait donc tant ?

Moondog : Ma foi, j’ai grandi dans une famille chrétienne, où on lisait et parlait de la Bible. A l’école, j’ai juste appris deux trois choses sur les Grecs. Mais je voulais en savoir plus sur ma propre trame historique. Les Grecs et les Romains, c’est bien joli, mais les informations concernant mes propres traditions et mon propre peuple me paraissaient plus importantes. Ce que je lisais à ce sujet était vraiment intéressant.

Tom : J’ai lu que lorsque tu as perdu la vue, tu as également perdu la foi. Est-ce cela qui t’a amené à t’intéresser à la mythologie nordique ?

Moondog : Après mon accident, lorsque j’ai perdu la vue, j’ai effectivement perdu toute croyance en Jésus ou en le Dieu chrétien. J’ai lu énormément d’ouvrages philosophiques, et vers 40 ans, j’ai commencé à me tourner vers la mythologie nordique. Cependant, je sais qu’il est important de croire en quelque chose. Un jour, un rabbin m’a dit: « Les hommes qui perdent contact avec leur propre histoire sont des hommes perdus et seuls. » S’identifier à son propre passé culturel est quelque chose très important.

Tom : C’est exactement ça qui m’étonne et me surprend ici en RFA. Il y a des personnes qui s’intéressent à leurs propres racines culturelles. On écoute des Indiens nord-américains, on va en Inde pour méditer dans un ashram etc. Les dirigeants spirituels des Indiens nord-américains pointent déjà le doigt sur le fait que nous, allemands, nous devrions nous occuper de nos propres racines, c’est le seul moyen qui nous permettrait de trouver notre identité.

Moondog : Oh oui, les Indiens sont vraiment soucieux de leur identité, autant que les japonais, les chinois et bien d’autres populations. Mais pour ce qui est des allemands, on a presque l’impression qu’il est interdit de se plonger dans le passé de son peuple. Je m’intéresse d’ailleurs à ce qui s’est passé ici en Allemagne du côté des Chrétiens. Pour cela, il nous faut remonter jusqu’au IXème siècle environ. Ce qui s’est produit après Charlemagne ne m’intéresse plus. Le christianisme a évincé presque tout ce qui ne relevait pas de ses croyances.

Tom : Quels sont tes projets pour plus tard ?

Moondog : Je suis justement en train d’enregistrer un nouvel album, avec une musique particulière, des effets sonores et des poèmes. Cet album traite de Thor, le dieu nordique du tonnerre. En effet, j’y introduis ma propre vision du monde mythologique. Thor est ici le maître du monde. Il a découvert le secret de la jeunesse éternelle, et tous les 20 ans, il boit sa potion rajeunissante et reste ainsi jeune. Il détient le monopole de l’or et se conduit toujours de manière habile face aux évènements du monde qui se déroulent en arrière-plan. Mais il a des devoirs qui font que sa propre volonté est intégrée dans les affaires du monde, et c’est de cette manière-là qu’il régit le monde. Dans cet album, je fais parler Thor lui-même, il nous expose la vision qu’il a sur le monde actuel, monde sur lequel il n’a plus aucun contrôle. C’est une sorte de monologue.

Tom : Ce nouvel album semble être comme le chaînon manquant entre ta personne, ta musique et tes poèmes !

Moondog : Effectivement, cela devient un énorme enregistrement avec entre autres 16 cors de chasse, 10 trompettes, 8 tubas et d’autres instruments à vent. Le son va te faire décoller du sol.

Tom : Y-a-t-il autre chose que tu aimerais partager avec nous ?

Moondog : J’espère que quelques uns des lecteurs de cet interview liront mon recueil de poèmes, qui paraitra très prochainement, et s’y intéresseront. Ce ne sont pas simplement des poèmes mais des dictons qui existent depuis des siècles parmi les peuples et qui perdurent. Je les rassemble et les complète depuis des décennies. Ils ont tous un message à double sens. J’espère que ma compagne Ilona pourra tous les traduire de manière compréhensible. C’est évidemment une tâche très difficile car les messages à double sens comprennent toujours plus de deux interprétations. Il y a quelque chose d’autre qui me tient très à cœur : je souhaiterais que les personnes vivant en Allemagne se penchent sur leur propre histoire et leur propre identité et s’y intéressent. Occupez-vous de vos propres « roots », de vos racines ! Regardez en arrière pour avancer dans le futur ! Merci !

Discographie

Moondog – Prestige 7042
More Moondog – Prestige 7069
The Story of Moondog – Prestige 7099
Moondog and his Friends – Epic 1004
On the Streets of New York – Decca RE 1010
Moondog and his Honking Geese – Moondog Records
(tous datent des années 50 ; si vous possédez un de ces albums et que vous désirez prendre contact, veillez vous adresser à : COSMIC COWBOY RECORDS, Herrenstr. 10, 4350 Recklinghausen)
Moondog – Columbia MS 7335 (1969)
Moondog 2- Columbia KC 30897 (1972)
Moondog in Europe – Kopf Records RRF 33014 (1978)
H’art Songs – Kopf Records RRF 33016 (1979)
A New Sound of an Old Instrument – Kopf Records 33017
Moondog : Selected Works – Musical Heritage MHS 3803
Jazz Lab Vol. 13 – Jazztime USA MCA Coral 622069 AK (3 enregistrements en live de Moondog, 3.4.5)

(Des 33 Tours et des cassettes de Moondog sont en vente à : COSMIC COWBOY RECORDS, Herrenstr. 10, 4350 Recklinghausen)

Nous vous informons également que les groupes suivants ont ré-enregistré des morceaux de Moondog : Janis Joplin – Live in Concert (double 33 tours, CBS), Big Brother and the Holding Company : same (Columbia/Mainstream), Insect Trust : Hoboken Saturday Night (ATCO USA).Les Pentangle ont également enregistré un morceau sur Moondog dans un double 33 tours : Basket of Light (Transatlantic).

Vous pouvez vous procurer du matériel ainsi que des journaux locaux sur Moondog in Hotcha Nr. 49, Hot Raz Times Vol.1 No.3, Rocksession 3 (RoRoRo 7270), Sounds Mai 1974.

De plus, Moondog apparaît dans des ouvrages de/sur Jerry Garcia, Lenny Bruce et James Dean. Enfin, nous ne pouvons vous laisser sans vous faire part de petits détails amusants concernant Moondog :

  • Il existe des Comics du dessinateur underground George Metzger sur Moondog,
  • Frank Zappa a dit : « I like Moondog »,
  • Paul Simon (de l’ancien groupe Simon et Garfunkel), lors d’un talk-show américain, a déclaré que Moondog était mort,
  • Moondog est un descendant du légendaire héros de la gachette JohnWesley Harding (plus tard, le -g- aurait été supprimé du nom de famille),
  • Il a rendu la « Snakedance » populaire (un genre de danse en discothèque qu’il aurait inventé) dans la fin des années 40 à travers ses voyages et à travers les USA (en train, bus et à pied),
  • Un festival à Rotterdam aurait été baptisé « Stamping Ground » comme un de ses morceaux,
  • Alan Freed, un des DJ les plus connus dans le monde du Rock’n Roll pendant les années 50, présentait une émission de radio nocturne intitulée « The Moondog Rock’n Roll Party »,
  • Le « Moondog Coronation Ball » a été célébré en 1952 à Cleveland (USA),
  • Les Beatles sont montés sur scène en 1959 sous le nom de « Jony and the Moondogs »,
  • Il existe un magasin « Moondog Record Store » à Londres,
  • Un groupe de punk irlandais porte le nom de « Moondog », mais aussi à Los Angeles,
  • l’hôtel Hilton à New York a précisé dans une annonce parue dans le New York Times qu’il se situait « en face de Moondog »,
  • Etc etc etc.

Texte : Cosmic Cowboy Tom Klatt
Photos : Peter Krabbe

Article traduit de l’allemand par Flore Bossard.